Le grand cirque de France (Presse)

L’article retranscrit

C’est le nomadisme rigoureux des gens du voyage, avec une obéissance absolue à l’impératif horaire.

Huit gros camions transportent le cirque d’un bout à l’autre de la France, vingt-cinq employés le montent et le démontent.

Si on leur dit que ce cirque abrite un public évalué à deux fois celui de l’Olympia, les Parisiens se feront une juste idée de ses dimensions. Sous son chapiteau, en effet, 4 000 personnes peuvent tenir, les gradins circulaires comportant 2500 places assises, 1500 autres spectateurs – quelquefois 2 000 ou davantage, des jeunes le – plus souvent- se tenant debout.

D’ailleurs, ce cirque – qu’on prendrait volontiers d’assaut, si une organisation minutieuse ne s’opposait au moindre désordre – est le cirque de la jeunesse : car il est le cirque de France Gall.

La nouvelle idole de l’adolescence française ne l’utilise pas dans chaque ville qui jalonne l’itinéraire de son tour de France d’été, mais il accompagne France Gall fidèlement, d’étape en étape : en prévision du mauvais temps. France et lui sont inséparables. Ce cirque – qui porte son nom : au-dessus de l’entrée, on lit France Gall, comme on lirait Bouglione ou Pinder, est davantage qu’un jouet : un ami précieux, un allié indispensable, qui- en dépit des orages ou des humeurs de la météo – lui permet de réussir tous ses galas.

De la cité des ducs de Savoie aux mines du Nord.

Le 12 août, France et son cirque étalent à Chambéry, la cité des ducs de Savoie. Le 14, ils frôlaient la cité de Carcassonne : pour se rendre à Quillan, dans l’Aude. Le 16, nous les retrouvions à Gardanne, en Provence ; le lendemain, à Sanary-sur-Mer. Aujourd’hui, c’est la Bretagne qui les accueille ; demain, ce sera le pays minier du Nord, puis la Guyenne.

On s’étonnera que France Gall, parmi trente-cinq idoles toutes catégories qui « tournent » à travers nos provinces, soit la seule à posséder ses tréteaux personnels. On s’étonnera aussi, et surtout, de l’organisation scientifique – véritable petit chef-d’œuvre de méthode, inspiré des exemples américains – dont bénéficie la tournée France Gall, une tournée qui concerne non seulement la benjamine mais la dernière-née de nos idoles de série A. Pourquoi ces tréteaux de France ?

Comme s’il s’agissait d’un chef d’État.

A cette première question, voici la réponse : la météo, cet été, faisant des siennes et les assurances contre les intempéries atteignant des taux très élevés (environ 30% de la recette), une vedette populaire capable d’attirer chaque soir les gens par milliers, a tout intérêt à produire un spectacle couvert, à mettre de son côté toutes les chances de succès possibles ; le prix de revient quotidien du cirque étant, en définitive, inférieur au coût de l’assurance.

C’est simple, mais il fallait y penser. Et, justement, on y a pensé pour France Gall, à l’avance, dès le mois d’avril. Car, autour de cette enfant prodigue, un brain-trust, un aréopage de conseillers s’agite et travaille sans cesse, ne laissant rien au hasard, minutant ses voyages comme s’il s’agissait d’un chef d’État, lui facilitant autant qu’il se peut la tâche, de telle sorte que France Gall n’est responsable en tout et pour tout que deux heures trente par jour : le temps qu’elle passe sur la scène à interpréter les chansons de son répertoire. Cette équipe d’organisateurs scrupuleux, ces psychotechniciens de la réussite qui appliquent au music-hall ambulant les principes et les lois qui régissent une science, ne suscitent pas que des sympathies sur leur passage ; ils rencontrent partout des complicités.

Un exemple. France Gall étant désignée pour être la marraine de la course cycliste Paris-Luxembourg, dont la phase première conduira, le 27 août, les concurrents de Paris à Arras, il lui aurait été matériellement impossible de se trouver dans le chef-lieu du Pas-de-Calais à l’arrivée de l’étape (samedi, en début d’après-midi), compte tenu du fait que, la veille au soir, un gala la mobiliserait à Saint-Jean-de-Monts, ville du département des Charentes, située entre Nantes et les Sables d’Olonne. Offrant spontanément ses services pour que France soit au rendez-vous en temps opportun, une compagnie d’aviation a mis à sa disposition trois appareils légers qui l’amèneront, elle, ses musiciens et son braintrust, de Saint-Jean à Arras, puis la reconduiront à Nantes, le lendemain dimanche, où elle donnera son récital journalier.

Une telle preuve d’efficace complaisance témoigne, certes, de la popularité de France Gall ; mais elle est, avant tout, révélatrice de son importance. Dernière idole en date, France Gall est en train de devenir – à pas de géant – un nouveau phénomène social. Ici, laissons les chiffres prendre la parole.

Un chiffre d’affaires de 2 milliards.

Lycéenne complètement inconnue il y a dix-huit mois, France Gall – qui aura dix-huit ans le 9 octobre – est aujourd’hui la vedette adolescente la mieux payée sur le marché européen : elle gagne un million d’anciens francs par gala (NDLR : 10 000 francs ou 1 500 €)

Marchant sur les traces de l’Américaine Brenda Lee – détentrice d’un record mondial établi en fonction de sa jeunesse et de la rapidité foudroyante de sa carrière France Gall a vendu, en l’espace de ces dix-huit mois, 2 millions de microsillons 45 tours; record d’Europe indiscutable – catégorie femmes – que, seuls, les Beatles ont battu, que ni Sylvie Vartan, ni Françoise Hardy, ni Sheila n’ont égalé, et qui représente (au prix de détail) le colossal chiffre d’affaires annuel de plus de 2 milliards de francs, chiffre que certaines usines employant 250 ouvriers sont loin de réaliser.

Si, pour parler le langage de la profession, certaines idoles connaissent (domaine disques) d’avantageuses « périodes de pointe », suivies de moins fastes « périodes de stagnation, de recul ou d’éclipse », France Gall constitue un phénomène de régularité sans précédent ; dans les 14 pays européens soumis aux statistiques du hitparade (baromètre international de la vente) elle arrive invariablement dans les 5 premières ou premiers : numéro 1 en Espagne, numéro 2 en Allemagne, numéro 3 en Norvège, etc.

Qu’elle ait construit sa précoce notoriété sur 7 microsillons comportant chacun un titre étoile (« Ne sois pas si bête », « N’écoute pas les idoles », « Mes premières vraies vacances », « Christiansen », « Sacré Charlemagne », « Poupée de cire, poupée de son », et « Attends ou va-t’en », voilà qui ne procède pas d’une exception, encore qu’aucune idole (hormis Johnny Hallyday) ne soit allée si vite dans son rythme de production. Par contre, ce qui surprend, chez France Gall, c’est la progression dans le succès, Alors que « N’écoute pas les idoles » – chanson fétiche qui l’a vraiment lancée – avait crevé le plafond avec 225 000 exemplaires vendus quatre mois après la parution du disque, « Poupée de cire, poupée de son » (lauréat du Prix de l’Eurovision, cet hiver à Naples) dépasse en ce moment les 365 000 exemplaires, mais son tube le plus récent – « Attends ou va-t’en », sorti le 7 juillet – parait voué à une carrière encore plus florissante, puisque 185 000 exemplaires se sont arrachés, en six semaines, comme des tee-shirts.

Contentons-nous de ces chiffres, en ajoutant que France Gall reçoit de 600 à 900 lettres par jour, et ouvrons le chapitre des sollicitations.

Interview

YVES SALGUES : Le théâtre a fait appel à vous, France Gall ?

FRANCE GALL : Oui. M. Jean Meyer m’a proposé de jouer, à la rentrée, une pièce qu’il voudrait mettre en scène. J’ai répondu « non », avec mille regrets. Car je ne suis pas prête pour entrer, chaque soir, dans un personnage tellement différent du mien. Se préparer à tenir un rôle ne suffit pas, il faut s’habituer au personnage que l’on incarne : s’habituer à vivre dans sa peau, à respirer par sa bouche, à parler par sa voix. Devenir comédienne, fût-ce la comédienne d’un seul rôle, cela doit exiger des mois de répétitions.

YVES SALGUES : Davantage que le théâtre, le cinéma ne vous tente-t-il pas ?

FRANCE GALL : C’est· moi, plutôt, qui tente le cinéma. Je l’avoue au risque de paraître prétentieuse, mais c’est la vérité. De ma propre initiative, je n’aurais jamais pensé à tourner un film. Mais, le 12 août, un télégramme parti de Hollywood et signé Walt Disney est parvenu à mon impresario. Le père de Mickey et de Blanche neige m’offrait le principal rôle féminin d’une comédie pour la jeunesse. Mon impresario a refusé pour moi, en accord avec mon père. Dans mon carnet de travail, je vous mets au défi de trouver un seul jour qui soit disponible : cela jusqu’au 3 juin 1966.

YVES SALGUES : Et la télévision U.S ?

FRANCE GALL : Les grands showmen américains – Perry Como, Harry Belafonte, Ed Sullivan … – reviennent périodiquement à la charge : pour me proposer un numéro dans leur programme. Mes responsables – papa, mon impresario – répondent que j’ai tout mon temps pour y penser. J’ai beau être une enfant de la balle, j’ai été néanmoins élevée à l’école de la modestie. On ne se relève pas d’un échec à New York, et un pâle demi-succès vous ferme pour cinq ans les portes de l’Amérique. Alors, mieux vaut savoir bien choisir son heure. Dans notre profession deux graves délits guettent les jeunes ; l’excès de vitesse et l’excès d’ambition. C’est bien d’avoir les dents longues, certes, mais il faut qu’elles soient suffisamment dures et expérimentées pour venir à bout de l’os dore qu’on vous tend. Dans notre métier, tout est là : ne savoir dire « oui » qu’au moment propice.

YVES SALGUES : Jusqu’ici, vous n’avez pourtant pas commis d’erreur ?

FRANCE GALL : Et pour cause : je suis surveillée comme une infante.

YVES SALGUES : Pour l’instant, de quoi avez-vous le plus envie ?

FRANCE GALL : Physiquement, de vacances. Elles sont fixées au 6 septembre.

YVES SALGUES : Quand reprendra l’année scolaire, pour vous, France Gall ?

FRANCE GALL : Le 1er octobre. Séances pour la télévision française, enregistrements destinés â l’étranger : « Poupée de cire, poupée de son » en polonais, notamment. Du 20 octobre au 4 novembre, j’effectue un tour d’Espagne en 14 étapes. A mon retour, 3 récitals à Lyon : au palais d’hiver. Puis, du 10 novembre au 21 décembre, un tour de France d’automne. En janvier et février, un gala dans chaque capitale européenne : de Londres à Varsovie.

YVES SALGUES : La conquête de l’Amérique n’entre toujours pas dans votre programme 66 ?

FRANCE GALL : Il se peut que j’aille à New York : à la faveur d’un voyage de dix jours au Canada, qui, lui, fait partie de mes certitudes.

YVES SALGUES : Et l’Olympia ? Vous y songez pour l’année prochaine ? ·

FRANCE GALL : On y songe pour moi, mais seulement pour 67. Il faut se méfier de Paris. Paris est à la fois la piste d’envol d’où partent les plus brillantes destinées et l’étouffoir dans lequel s’asphyxient à tout jamais les gloires fragiles ou insuffisamment consolidées. Quant à moi, j’attendrai patiemment qu’on veuille bien me donner le feu vert.


« Mes responsables », « On y songe pour moi », « Là-dessus, quelqu’un me conseille », ces expressions, qui reviennent si souvent dans la conversation de France Gall, expliquent sa réussite. Non pas que nous soyons, avec elle, en présence d’une idole totalement « déresponsabilisée », obéissant inconditionnellement à la dictature de ses managers. Non, France est lucide, consciente ; et c’est en toute sérénité, comme en toute connaissance de cause, qu’elle se repose entièrement sur son « comité directeur ». A cet âge d’or de la jeune chanson où tant d’idoles – garçons ou filles – sont abandonnées à la fascination de l’argent et au vertige du luxe que suppose le succès, sans avoir d’autre « tuteur » qu’un impresario avide et exclusivement préoccupé d’exploiter tout ensemble leur talent et leurs faiblesses, France Gall, elle, constitue un cas d’exception : celui d’une adolescente guidée, dirigée, perpétuellement prise en charge par des gens exclusivement préoccupés de son destin.

Autour de l’idole, la tribu Gall est rassemblée.

Si son brain-trust n’est ni le plus dispendieux ni le plus pléthorique du music-hall contemporain, il en est assurément le plus zélé, le plus sensible, le plus affectueux en un mot. Car la réussite de France est celle d’une famille : la tribu Gall rassemblée autour de son enfant chérie.

Dans le quartette instrumental qui accompagne France, on trouve, aux côtés de Mat (l’organiste), de Guy (la guitare électrique) et de Rachid (le batteur), son frère ainé, Philippe Gall, qui tient la contrebasse. C’est également Philippe (il a eu 19 ans ce mois de juillet) qui conduit l’Austin Cooper bleu turquoise et blanche (achetée en avril) que France utilise pour ses déplacements. La mère, Mme Robert Gall, supplée la secrétaire privée de France (Mme Pétrowski) quand il s’agit de répondre à l’envahissant courrier que reçoit sa fille. C’est elle qui a choisi la robe de scène de France (décolleté rond, taille princesse, légèrement évasée, avec des plis partant de la poitrine) et qui, pour apporter une note de variété, en a fait exécuter des copies dans tous les tons de l’arc-en-ciel : orange, vert pâle, rose, indigo …

Cependant, le vrai ton, le ton quotidien, le ton de chaque jour, est donné par Robert Gall, heureux parolier de plusieurs chansons d’Edith Piaf et de la fameuse « Mamma » d’Aznavour. Affirmer qu’il est un père prenant son rôle très au sérieux serait trop peu : c’est un moderne patriarche, installé à la tête de la tribu comme un roi sur son trône. Personnage omnipotent, ses fonctions sont multiples, qui vont de celles de poète (il écrit les textes des chansons de sa fille) à celles de cerbère (chargé de protéger France de l’enthousiasme de ses « fans » ou de la dégager (au volant de sa Mercedes 220 SL) de leur étreinte étouffante. En Maurice Tézé – le directeur artistique de Sacha Distel – Robert Gall a su trouver, pour sa fille, l’impresario idéal aussi compétent qu’honnête et dévoué.

Il y a des gens qui sont dotés d’un fluide et d’autres qui ne le sont pas, commente Tézé. Des gens qui se transmettent aisément, et des gens qui sont résolument imperméables à autrui. Ce fluide peut s’exercer à distance, comme il en va de certaines standardistes anonymes dont la voix est agréable. Que ce soit à distance, par l’intermédiaire du disque, ou en direct, depuis la scène, France Gall se transmet avec une facilité déconcertante. Le rideau s’ouvre. France prend place devant le micro. Un silence d’église règne aussitôt dans la salle. On l’écoute avec ferveur. C’est là son miracle.

Ce sage, ce paisible miracle de France Gall a – sous la poussée croissante du succès – des prolongements insoupçonnables. Ne supplie-t-on pas France de vendre son nom (au terme de quels fabuleux contrats ?) pour des marques de produits de beauté, de chocolat fin, de lingerie enfantine, de matériel d’écolier …

« Je veux bien chanter sous un chapiteau, être la vedette d’un cirque – c’est de mon âge et de mon époque – mais de là à devenir un clown publicitaire, jamais. »

Une telle réponse éclaire le personnage de France Gall autant qu’elle le résume :

France, dont la réussite est essentiellement morale et française. Si morale que sa grand-mère, apprenant par voie de presse qu’un flirt secret liait sa petite-fille à Claude François, s’alita pour huit jours et en conçut un désespoir si coriace que seul le démenti de France put la guérir. Si française qu’à l’encontre de la plupart de nos idoles dont le répertoire est fait de plus de 60 % de thèmes adaptés de l’américain, France Gall n’interprète que des chansons originales écrites dans la langue qu’on lui a enseignée au lycée Paul-Valéry.

Magazine : JOURS DE FRANCE
Par Yves Salgues
Numéro du 28 août 1965
Numéro : 563

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