France Gall, opération 20 ans (Presse)

L’article retranscrit

Célèbre depuis 1964, France Gall commençait à s’ennuyer dans son personnage de bébé-idole innocent, candide, maladroitement dissipé.

A la faveur de son 20 anniversaire, « la petite France » – qui, déjà, jette « poupées » et « sucettes » qui ont fait sa gloire – veut changer, devenir une idole adulte. Yves Salgues vous raconte cette métamorphose.

A Boulogne, au seizième étage d’un immeuble de grand standing (qui domine avec superbe le parc de Saint-Cloud et Paris), règne l’ambiance des veilles d’armes.

On se croirait à vingt-quatre heures d’un événement dont toute une carrière, toute une vie vont dépendre : débuts de tête d’affiche sur une scène parisienne, prix de l’Eurovision, etc. Le téléphone interrompt un chorus de guitare électrique : un orchestrateur anglais est à l’appareil, depuis Londres. Un garçon de courses apporte une chanson qu’on lui arrache des mains : est-ce le titre promis, revu et corrigé ? On se passe des photos, représentant des essais de coiffure : laquelle retenir ?

Cheveux d’un blond scintillant, yeux noisette tirant sur le bistre et éclairés d’un sourire qui ajoute encore à leur candeur : la principale intéressée aura vingt ans à l’automne prochain.

Oui, tout est là. Le 9 octobre 1967, France Gall fêtera son vingtième anniversaire. Elle le fêtera par une métamorphose à peu près totale de son personnage. C’est une image, un symbole : France jettera ses « Sucettes », ces fameuses « sucettes à l’anis » que lui a composées Serge Gainsbourg (en y mettant un peu de la saveur acide de ses fruits) et qui doivent se promener, d’un bout à l’autre de l’Europe, sur 250 millions de lèvres environ.

Vous objecterez qu’elle s’y prend assez tôt, « la petite France », qu’elle a neuf mois devant elle ? Alors, pourquoi cette atmosphère de répétition générale, trois trimestres avant qu’on frappe les trois coups ?

Chez les Gall – c’est un principe de famille – on n’aime pas être pris au dépourvu. Père de France et chef de la tribu, Robert Gall déclare : « Avec les moyens audio-visuels dont dispose notre siècle, il suffit de quatre semaines pour faire un tube d’une chanson inédite, et de quatre tubes pour faire une idole d’une fille inconnue. Mais, avec ou sans télé, il faut quatre ans pour faire de cette idole une artiste, et d’autant plus qu’elle a brûlé les étapes du vedettariat… ».

Les étapes du vedettariat, France Gall les a brûlées ; non pas à train d’enfer, comme un Antoine ou un Edouard, mais avec une rapidité consciencieuse et lucide : cela, grâce au cadre familial dont elle n’a cessé de bénéficier. Comme disent ses frères, Philippe et Patrice : « France n’a jamais cru au père Noël des idoles, à ses coups de pouce magiques qui ne se répètent guère au-delà de trois ou quatre fois. Papa l’a éduquée dans un esprit de méfiance à l’égard du miracle ; le seul miracle possible étant le travail. »

Il n’est point vrai (l’aventure d’Antoine le prouve) qu’on puisse poursuivre concurremment un destin d’étoile de music-hall et des études d’ingénieur de Centrale.

France Gall, elle, a pris un départ plus modeste ; mais elle a choisi, d’emblée, la chanson, plutôt que le collège. Elle a seize ans quand, son premier disque sorti (« Ne sois pas si bête » ), elle quitte le lycée Paul-Valéry, à Saint-Mandé (le plus moderne de France). Son deuxième 45 tours, publié en avril 1964, contient un titre-talisman : « N’écoutez pas les idoles ». Il éclate. L’année suivante – mars 1965 – France remporte la bataille de Naples : le prix Eurovision lui est décerné pour cette « Poupée de cire, poupée de son », qui crée sa propre légende et qu’elle continue de bercer, depuis, inlassablement. L’escalade est cependant constante : en 1966, elle passe du stade de réalité nationale à celui de phénomène international. La tournée au Japon, en juin dernier, marque l’apogée de sa carrière. Comme c’est le mois des pluies violentes, les étudiants de Tokyo l’appellent « notre mousson venue de France ».

En réalité, cette « mousson » (qui, comme son aînée Sheila, n’a jamais paru sur une scène parisienne) est prisonnière du mythe qu’elle incarne : France est « la petite Gall » ; une image d’Épinal, infiniment proche de l’adolescente française modèle ; une émanation paisible et fidèle de la comtesse de Ségur au temps tapageur du big-beat et du yé-yé. Ce qui ne signifie pas pour autant que France Gall soit un personnage anachronique. Ses innombrables « fans » sont si satisfaits de ridée qu’ils se font d’elle qu’ils ne veulent pas qu’elle grandisse.

A une époque où les « mini » (mini-jupes ou mini vamps) font fureur, France aspire à sortir de la condition de bébé-idole et à trouver ses dimensions grandeur nature. L’occasion est idéalement propice : on n’a vingt ans qu’une fois.

Yves Salgues : Quel événement précis vous a poussée, France Gall, à tenter cette « Opération Chrysalide » ?

France Gall : Il y en a plusieurs, dont une tribune radiophonique, qui s’est déroulée fin décembre, sur France-Inter. Vous connaissez le principe de l’émission : trente « contemporains », âgés de quinze à vingt et un ans, vous posent, à brûle-pourpoint, des questions dures, méchantes, dans le but de vous « déshabiller ». Unanimes, ils m’ont posé la même : « Vous apparaissez, d’après vos chansons, sous les traits d’une fille assez insignifiante, naïve et très peu dans le vent. Êtes-vous, réellement ainsi ? » Il faut croire que mes réponses les ont rendus plus cordiaux, puisqu’ils m’ont demandé, par la suite : « Pourquoi vos paroliers ne vous montrent-ils pas telle que vous êtes ? » Il est difficile de transformer les auteurs qui écrivent pour vous ; mais, ce soir-là, j’ai soudain compris la nécessité de transformer l’image que mes chansons projettent de moi.

YS : Les chansons que vous lui avez inspirées, de « Poupée de cire », à « Baby Pop », ont procuré à Serge Gainsbourg (en devenant des best-sellers) une dimension populaire qu’il n’avait pu acquérir auparavant. Pour un auteur-compositeur intelligent et spirituel (le cas de Gainsbourg), il doit être aisé d’élever le niveau de votre répertoire ?

FG : Le problème ne se limite pas à mon seul répertoire, bien qu’on lui reproche quelquefois d’être infantile. Dans « Les Sucettes », par exemple, l’infantilisme est voulu. Le drame est qu’une certaine partie du public répugne à me considérer autrement que comme un enfant ; et qu’il me refuse ainsi le droit à l’évolution. Prenez le cas de Mireille Mathieu. Elle a commencé très jeune et a été célèbre en novembre 1965, donc deux ans après moi. Eh bien, les gens lui demandent : « Quel âge as-tu maintenant ?. Avec moi, ils se figurent toujours que j’ai l’âge de mes débuts, que j’en suis restée à mon point de départ. Et cet état d’esprit déteint sur mes auteurs.

YS : Comment comptez-vous y remédier ?

FG : Mon problème essentiel est de trouver le style qui corresponde à mes vingt ans. Pour y parvenir, j’ai supprimé tournées et galas pour un temps indéterminé. Mon mot d’ordre : plus de scène. J’ai renvoyé mes quatre musiciens, sauf mon frère Philippe - bien entendu – qui est mon contrebassiste et qui vient de terminer son service militaire à Thionville. Mon autre frère, Patrick, m’accompagne à la guitare et écrit des chansons. J’en créerai une d’ici peu : « Ma guitare désaccordée ».

YS : Elle convient donc à France Gall, style 67 ? En quoi consistera votre new-look ?

FG : Tout d’abord, en une production discographique différente de ton, d’esprit, de rythme.

YS : A qui avez-vous confié le soin de la réaliser ?

FG : En grande partie à mon auteur préféré : Gainsbourg. Mon prochain 45 tours est exclusivement son œuvre. Parmi ses quatre titres, je mets tous mes espoirs dans un duo que nous interprétons, Serge et moi. Nos voix opposées jusqu’au contraste (la sienne est grave et inquiétante) arrivent-à se marier parfaitement. Serge attaque : « Toi, tu n’es qu’un bébé, rien qu’un bébé loup, tu as des dents de lait, des dents de lait de loup … ». Ce duo s’intitule : « Dents de lait, dents de loup. »

YS : Vous quittez le Gainsbourg des « Sucettes » pour retrouver le Gainsbourg des jeux de mots et des facéties innocentes : genre Charles Trénet dans « Débit de l’eau, débit de lait ». En somme, on peut vous appliquer la formule employée, en politique, pour la république des camarades : « On prend les mêmes et on recommence » ?

FG : Je fais également appel à Bourgeois et Rivière : pour « Il neige », que je vais chanter à « Discorama », à Vic et Thibault, qui ont signé pour moi : « Mon premier chagrin d’amour ».

YS : Et votre brain-trust ?

FG : Je ne vois pas la nécessité de le renouveler. La chanson, pour les Gall, est une affaire de famille. Papa reste mon directeur artistique ; Maurice Tézé, qui s’occupe aussi de Sacha Distel, mon imprésario. Une seule nouveauté : je fais équipe avec Michèle Pétrowski, une fille de vingt-cinq ans, courageuse, épatante. Elle est mon bras droit.

YS : Au changement de style que vous préconisez, correspondra, je suppose, une métamorphose physique ?

FG : Ma coiffure, surtout, me préoccupe. On me prend pour Sylvie Vartan ou on m’accuse de l’imiter. Pourtant, nous ne nous connaissons pas. A mes débuts, je portais la frange et les cheveux courts. A présent, je les laisse pousser. Je les veux très longs, mais ne me séparerai pas de ma frange.

YS : Quelles sont, selon vous, les causes de votre renommée internationale ?

FG : Si tant de chanteurs français ne « passent pas les frontières », c’est – le plus souvent – parce qu’ils se contentent d’adaptations étrangères … Moi, je n’interprète que de l’original.

YS : Dans votre « Opération Vingt Ans », vous pensez beaucoup aux publics européens?

FG : Énormément. J’ai fait cinq ans d’anglais, au lycée Paul-Valéry. Je m’y suis remise d’arrache-pied, ainsi qu’à l’allemand. Comme j’ai gardé tous mes livres de classe, il m’a suffi d’acheter les disques adéquats.

Ce sens pratique ne trompe pas. Il s’inscrit dans un ensemble de vertus et de qualités au service d’une ambition méthodique. Ce qui surprend, chez France Gall, c’est l’absence absolue de « folie », d’actes inconséquents ou légers inhérents à sa jeunesse. Le flirt n’a pas sa place dans l’esprit de ce papillon qui vole, toutes ailes tendues, vers sa vingtième année.

Magazine : JOURS DE FRANCE
Propos recueillis par Yves Salgues
Numéro du 28 janvier 1967
Numéro : 637

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