Ils ont beau être assis chacun à un bout de la pièce, j’ai l’impression qu’ils sont dans les bras l’un de l’autre.
Et, plus je les regarde, plus je trouve qu’ils ont l’air de sortir des dernières lignes d’un conte de fées : « Le jeune prince et la jeune princesse s’aimèrent d’amour tendre dans leur beau château tout en or, ils eurent beaucoup d’enfants, et, quiriquiqui, mon histoire est finie … »
Mais non, c’est tout le contraire : le couple Michel Berger et France Gall n’en est pas à sa fin (même heureuse), mais à son commencement. Et leur château féerique n’est qu’une grande et drôle de maison toute biscornue au milieu d’un hameau parisien planté d’isbas façon docteur Jivago, construites naguère à l’occasion de je ne sais plus quelle Expo universelle ; les crépuscules d’hiver, quand la bruine et la neige fondue font tousser les carburateurs des autos, je suis sûr qu’on entend glisser les troïkas fantômes sous les fenêtres.
Autrement, c’est vrai qu’ils ont un côté prince et princesse d’Andersen. Lui, c’est un long garçon de charme, chandail tout doux et pantalon de cuir, sorte de Lamartine adolescent évoluant parmi un arsenal de bidules hi-fi, un piano blanc, des partitions partout. Elle, c’est toujours cette femme-chaton qui ne s’assied pas vraiment mais qui se pelotonne, qui boit du lait, qui passe en un éclair du fou rire à une gravité émouvante, et qui s’étonne qu’on l’aime.
Deux gosses comme Jacques Prévert les rêvait. On les imagine s’embrassant sous les portes cochères, s’offrant la lune et chantant sous la pluie pour amuser les chats de gouttière.
Pourtant, mine de rien, ces deux-là sont une mine d’or. Des « businessmen » très compassés, très conséquents, très inhumains naturellement, parlent d’eux avec ce même air gourmand des boursiers de la Belle Époque évoquant le nickel de Nouvelle-Calédonie : ça spécule dur à leur propos depuis qu’ils ont été respectivement n° 1 et n° 2 du hit-parade, France Gall avec « Il jouait du piano debout » et Michel Berger avec « La Groupie du pianiste ». Un sacré tir groupé, qui ne provoque pourtant chez eux aucun triomphalisme.
Le succès, dit Michel, c’est dérisoire. A la limite, n’importe qui est capable de « fabriquer » un tube : les recettes traînent dans tous les studios d’enregistrement. France et moi, on ne l’a vraiment pas fait exprès. On a juste chanté ce qui nous plaisait.
France, enceinte et affamée ; croque dans une pomme, contemple rêveusement l’empreinte de ses quenottes, renverse la tête en arrière et rit :
– Deux ans que « La Groupie du pianiste » existe ! Personne n’y croyait, ni la maison de disques ni les programmateurs de la radio. Michel l’a chantée dans son spectacle, et les gens se sont mis à téléphoner comme des fous à Europe, à R.T.L., à Inter, à RMC, pour réclamer « La Groupie ». Je voudrais tous les embrasser, ces gens-là !
Un triomphe, c’est déjà rare. Mais un doublé comme celui que viennent de réussir France et Michel, ça relève franchement du miracle. Et, dans le petit monde du show-business, les miracles ça s’exploite : journalistes, producteurs de télé et de spectacles, organisateurs de tournées prestigieuses rêvent tous de monter le grand numéro du rossignol à deux têtes : France et Michel la main dans la main, avec un seul micro pour deux ; on les adjure de poser en petits mariés modèles, de n’avoir plus qu’une seule ombre confondue sous les projecteurs, un seul nom à l’affiche, un seul public.
Pour l’instant, c’est la télévision qui est arrivée la première : Antenne 2 a diffusé, le 10 janvier, « Les rendez-vous de Cabourg » ou « Celle qui danse », une comédie musicale interprétée par France Gall et Michel Berger.
Puisqu’ils s’aiment et qu’on les aime, ils sont donc exemplaires, ils deviennent le symbole du bonheur tous azimuts. Pour contrebalancer le fiasco « Caroline de Monaco-Philippe Junot », la presse du cœur appelle à grands cris le couple modèle France Gall – Michel Berger. Que la France profonde s’éclate enfin ! On a assez pleuré dans les chaumières, ma bonne dame, il est temps d’offrir à nos fidèles lectrices une tranche de bonheur conjugal enveloppée d’une faveur rose !
Mais les spéculateurs se sont trompés d’adresse : blottis dans leur drôle d’isba en plein Paris, France Gall et Michel Berger répondent « niet » :
D’accord pour essayer de vieillir ensemble, mais sûrement pas sur des couvertures de magazines !
Avec autant de conviction que de détermination, ils ont décidé de ne pas mélanger vie privée et vie professionnelle. Pas de photos bras dessus, bras dessous, pas de numéro de duettistes. On se récrie, on les traite d’inconscients, de gâcheurs de chance. Alors quoi ? Ils ne veulent donc pas accumuler encore un peu plus de gloire ? Entasser peut-être encore quelques louis d’or de plus ?
– Il y a des années que nous faisons ce métier, explique Michel, uniquement parce que nous l’aimons. La gloriole et le fric, ce ne sont pas des buts. Même pas des moyens. J’aime France, je l’aime comme une femme unique. Dans la vie à deux, j’essaye de toutes mes forces de respecter son individualité. Dans le métier aussi, je veux qu’elle existe toute seule. Nous ne serons jamais le double, l’ombre l’un de l’autre.
– Un plus un n’égale pas un, mais deux, dit France. Chacun son regard, chacun sa petite musique. Se mélanger, c’est se diminuer.
Purs et durs ? Mieux que ça : ils sont lucides.
Si France chante des chansons composées par Michel, c’est parce qu’elle se sent bien dans cette musique. Et ça ne doit pas aller plus loin. Michel a d’ailleurs une très belle formule pour définir la collaboration idéale :
– Être comme deux peintres qui se montrent leurs toiles, qui s’admirent souvent, qui peuvent se critiquer parfois, mais qui ne mélangent pas leurs couleurs et qui ont chacun leur pinceau.
Ils se taisent, ils me dévisagent. Vaguement anxieux : est-ce que je vais les comprendre ? Oui, bien sûr. Ils ont raison. Mais des noms se bousculent dans ma tête, des noms qui sont des échecs.
– Dire sans arrêt NON aux combines, aux photos-gadgets, aux reportages infantiles, c’est tuant ! fait Michel.
France baisse les cils :
– Moi, je suis facile à piéger. Et les gens le savent. Mais Michel, on ne l’attrape pas comme ça ! Il est très diplomate, il dit NON en y mettant des tonnes de gentillesse, mais il reste ferme. A la longue, moi, tout ça me rend agressive. Tu sais, j’intente au moins un procès par jour à des gens qui veulent utiliser notre vie privée.
– Un procès par semaine, rectifie Michel en souriant.
Ça ne va sûrement pas jusque-là. Mais ils défendent farouchement le rempart de leur vie privée, et pas par caprice :
– On a été cambriolés deux fois parce que notre adresse était dans les journaux. Et puis, maintenant, il y a Pauline. C’est aussi pour elle qu’on dresse des barrages.
Pauline, deux ans, c’est leur petite fille.
Quand on demande à Michel si Pauline marche, si elle essaye de jouer du piano, si elle apprécie « La Groupie du pianiste », il fond. Un père, un vrai, qui consacre tous ses dimanches à son bébé. Mais essayez de lui proposer de prendre une photo de sa fille, et il explose :
Attention, danger ! Là, je peux devenir méchant. Pauline, c’est sacré.
Je me fais l’avocat du diable, je murmure que la curiosité du public a peut-être quand même un petit côté légitime. C’est vrai que, pour une vedette de la chanson, Michel Berger est mal connu, personne ne sait s’il se passionne pour les trains électriques ou pour l’hydrographie du Labrador.
– La seule chose qui doit avoir un peu d’importance, dit-il, ce sont nos chansons. Notre musique ; Vous autres, les écrivains, les lecteurs se fichent pas mal de votre vie privée. Qui sait si Soljenitsyne est marié, qui connaît le prénom de sa femme ? Alors pourquoi en serait-il autrement pour France et pour moi ? Tout bêtement parce que nous chantons ? C’est injuste. A la limite, ça voudrait dire que la chanson est un art mineur qui ne se suffit pas à lui-même, qui a besoin d’être enrobé de tout un fatras.
La nuit vient sur la drôle d’isba ; France se lève, fait le tour de la pièce, allume les lampes. Michel la suit des yeux. Un regard tendre.
Tendre aussi la voix de France, qui se bat avec une paire de cymbales montées en lampe :
– On veut savoir qui est Michel, qui il est profondément ? Un garçon hypersensible qui est souvent malheureux.
Je demande pourquoi. C’est Michel qui répond :
– Et le cancer ? Et tout le reste ?
– France et toi, vous avez peur de la maladie, de la mort ?
– Pas peur, non. La haine de toutes les souffrances, oui.
France a finalement vaincu les cymbales montées en lampe. La lumière inonde la pièce. Je regarde ceux qu’on appelle « le couple n° 1 du hit-parade ». Et j’ai envie, en sortant, d’accrocher une petite pancarte à leur porte, sur laquelle j’écrirais :
« Do hot disturb », ils s’aiment …
Magazine : Le soir illustré
Par Didier Decoin
15 janvier 1981
Numéro : 2534