S’il n’en reste qu’une … Sylvie, Françoise, France, Sheila

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Avant elles, la chanson française au féminin, c’était Patachou, Gloria Lasso, Jacqueline François, Mick Michel, Line Renaud, et… Dalida !

Quatre filles ont changé, bousculé tout ça. Il y a un peu plus de vingt ans, déjà. Et aujourd’hui, en 1984, elles sont encore les têtes de file d’une variété française qui semble avoir du mal à se conjuguer au féminin.

Elles ont, à elles quatre, vendu tant de disques et exacerbé tant de passions qu’il n’est pas exagéré de dire que chacun d’entre nous a aimé au moins l’une d’entre elles. Sylvie, Françoise, Sheila, France … Et si en aimant l’une on aimait, les trois autres ?

Les années soixante, cela ne se passait pas qu’au pays “D’American Graffiti”. C’était les années De Gaulle, Kennedy, Kroutchev. C’était les premiers Monoprix, les scopitones dans les cafés, Marilyn Monroe, Liz Taylor, Jerry Lewis, Brigitte Bardot au cinéma, “Âge tendre et têtes de bois” à la télé, “Salut les copains” à la radio. Et toute une génération qui a envie d’une culture bien à elle, détachée des modèles imposés par les adultes.

Elles ont toutes les quatre à peu près le même âge. Françoise Hardy est née le 17 janvier 1944, Sylvie Vartan, le 15 août 1944, Sheila, le 16 août 1945, et France Gall le 9 octobre 1947.

Comme toutes les filles de leur génération, elles rêvaient bien sûr à “autre chose”. C’est Sylvie Vartan qui ouvrit le bal. La petite émigrée bulgare fut présentée par son frère Eddie à un jeune rocker qui cherchait une partenaire pour enregistrer un duo intitulé “Panne d’essence”. Depuis Frankie Jordan est devenu dentiste et Sylvie a fait son chemin. Très vite elle devient l’image même d’une nouvelle féminité : frange blonde, moue boudeuse, déhanchements lascifs. Sa façon de chanter déconcerte les amateurs de “chanteuses à voix” traditionnelles, mais tous les jeunes sont amoureux d’elle. A l’opposé de ‘Sylvie la twisteuse” apparaît en 1962 Françoise Hardy, la romantique. Universitaire, (elle était étudiante à La Sorbonne), et surtout auteur-compositeur, elle impose sa sensibilité et séduit les derniers irréductibles pour qui le terme de “yéyé” était synonyme de débile. C’est alors qu’arrive Sheila, petite marchande de bonbons sur les marchés de la banlieue parisienne, qui va réussir à réconcilier les générations et imposer le concept d’une “idole morale”, fraîche et gentille. France Gall suit quelques mois plus tard, épaulée par son père Robert Gall, auteur de nombreux succès (dont notamment “La Mamma” de Charles Aznavour). Son deuxième disque s’appelle, curieusement, “N’écoute pas les idoles” !

Tout au long des années soixante, nos quatre héroïnes enchaînent tube sur tube. Les thèmes de leurs chansons sont sensiblement les mêmes, elles racontent les grandes joies et les petits chagrins des amours de jeunesse. Elles se partagent les couvertures des magazines “Salut les Copains” et “Mademoiselle Âge tendre”, pour lesquels elles posent parfois ensemble. Sylvie, Françoise et Sheila font des tentatives de carrière au cinéma, dont les cinéphiles n’ont pas gardé la mémoire, malgré les succès publics de “Patate”, “Une balle au cœur” et de “Bang-Bang”. Sheila investit l’argent de ses premiers cachets dans la mode et lance avec succès les “Boutiques de Sheila”. Sylvie Vartan fait de même un an plus tard. France Gall et Françoise Hardy partagent le redoutable honneur d’avoir toutes deux participé au lamentable Concours Eurovision de la Chanson. Françoise y présente en 1963 “L’amour s’en va”, sans gloire. France Gall triomphe en 1965 avec “Poupée de cire, poupée de son”, signée Gainsbourg. Elle s’ouvre alors une carrière européenne. Françoise est, elle, devenue une star en Angleterre et dans les pays anglo-saxons. Elle pose avec Mick Jagger, inspire Bob Dylan, chante au prestigieux Savoy de Londres, roule en Rolls, donne la réplique à Woody Allen dans “What’s new Pussicet ?”, enregistre en anglais, fait le mannequin pour Courrèges et Paco Rabanne, et fait découvrir aux téléspectateurs français médusés les premières mini-jupes ! Elle correspond alors très exactement à ce qu’on appellerait de nos jours une “branchée”. Sylvie Vartan commence à donner d’elle-même une image plus calme et plus familiale, suite à son mariage avec Johnny Hallyday et à la naissance de David, et à son changement radical de répertoire. Sheila incarne à merveille, et avec beaucoup de conviction, la “Petite fille de français moyen” qui vante les vertus traditionnelles du travail, des joies de la vie familiale, et de l’amour conjugal. France Gall enregistre “L’Amérique” juste après “Le folklore américain” de Sheila. En 1968 elle chante “Mon p’tit soldat”, que lui écrit Jacques Monty qui, à la même époque donne à Sheila sa célèbre “Petite fille de français moyen”. Qui sait, si mai 68 avait réellement tourné à la révolution, France Gall aurait peut-être eu le tube de l’année ! Mais, pas de chance, la majorité silencieuse triomphe, et c’est Sheila qui devient alors le symbole d’une certaine France profonde …

Les amours gravés sur vinyl

Les amours des chanteuses passionnent leur public autant que leurs chansons. Est-ce innocemment qu’elles ont toutes les quatre chantés en duo avec leurs conjoints respectifs ? Françoise Hardy, longtemps fiancée à Jean-Marie Périer, le photographe vedette de “Salut les Copains”, épouse Jacques Dutronc et chante avec lui, quelques années plus tard il est vrai, le superbe “Brouillard sur la rue Corvisart”. France Gall n’a pas chanté avec Julien Clerc, qui composa pour elle “Chasse Neige “, et avec qui elle posa pour une mémorable première page de “Ici Paris “, qui titrait “Vive l’amour libre !”.

Mais en revanche elle enregistra avec Michel Berger “Ça balance pas mal à Paris”, et “Mon fils rira du Rock & Roll”. Sheila a battu des records de vente de 45 tours, et d’opportunisme, en chantant avec Bingo “Les gondoles à Venise” quelques jours à peine après leur mariage si largement répercuté par les médias. Et Sylvie Vartan les bat toutes en ayant gravé sur disque la troublante association de sa voix avec celle de Johnny Hallyday pas moins de quatre fois! “Les hommes qui n’ont plus rien à perdre”, “Toi et moi”, “J’ai un problème”, “Te tuer d’amour”.

Les chansons de l’une ont parfois été celles de l’autre. “Midnight” devient “Reviens je t’aime” par Sheila et “Kommst du zu mir” par France Gall en Allemagne.

Sylvie Vartan et Sheila chantent “Gloria”. Sheila en France et Sylvie sur son album “Live” de Las Vegas. “Bang bang” est le tube de l’été 1966 avec Sheila et Sylvie le reprend sur un album de 1974 réservé au public japonais, où elle reprenait également des succès d’Hallyday, de Polnareff et d’Édith Piaf !

Leur rêve : changer d’image

Dans les années 70, le monde change petit à petit, après le choc culturel et sociologique de mai 68. La “nouvelle chanson française” fait son apparition : Julien Clerc, Alain Souchon, et Véronique Sanson pour les filles. Il y avait eu aussi Mireille Mathieu, Michèle Torr, et il y aura Karen Chéryl, décalcomanie de Sheila lancée avec succès par celui qui fut son secrétaire treize ans durant. Sylvie et Sheila confortent alors leur image de vedettes familiales.

Sylvie dans le style “meneuse de revues”, grâce aux shows-télé des Carpentier, et à ses ambitieuses prestations scéniques. Sheila se contentant des succès par microsillons interposés, reproduisant fidèlement en chansons l’image qu’on attend d’elle. Françoise Hardy par contre tourne ostensiblement le dos à une gloire trop facile, refusant les impératifs promotionnels, n’enregistrant que ce qui lui plait de chanter, prenant ses distances avec une forme d’exhibitionnisme artistique, (scène, télé), trop éloignée de sa nature profonde. Elle se consacre principalement à sa vie familiale et à l’étude de l’astrologie. France Gall disparaît quelque peu des projecteurs du succès, sans pour autant, quoiqu’elle en dise aujourd’hui, cesser d’enregistrer. Elle s’essaie tour à tour à des auteurs-compositeurs aussi divers que Joe Dassin, Boris Bergman, Jean Schmitt, Jacques Lanzmann, Étienne Roda-Gill, Franck Thomas et à nouveau Serge Gainsbourg. France enregistre même avec “La Compagnie”, qui comprend entre autres son producteur Norbert Saada, Gill Paquet, son attaché de presse actuel, Gilles Dreu et Nicole Croisille, une adaptation française de la chanson de John Lennon “Give peace a chance” sous le titre “Donne-moi ma chance, je ne boirai plus” ! Si ça ne marche pas trop en France, par contre en Allemagne elle enregistre disque après disque, sur fond d’accordéon et d’orgue, ambiance “kermesse de la bière” garantie ! Jusqu’à sa rencontre avec Michel Berger en 1974 qui lui compose “La déclaration d’amour”.

C’est ainsi que France Gall aborde les années BO avec une image complètement moderne, puisqu’elle a la chance d’inspirer le meilleur auteur-compositeur français du moment, et le talent de savoir exprimer musicalement son univers avec conviction. Françoise Hardy inspire tour à ·tour Michel Berger également, (avant que ses talents ne soient confisqués et réservés à l’usage exclusif de son épouse), Tuca, Catherine Lara, Michel Jonasz, Alain Souchon, Louis Chédid. Mais au grand regret de ses fans, elle ne compose elle-même pratiquement plus, consacrant son écriture à la rédaction d’articles d’études astrologiques pour la grande presse. Sylvie et Sheila connaissent un destin de femme quelque peu semblable. Toutes deux divorcent, font une croix sur leurs illusions sentimentales, et vont regarder à l’étranger ce qui s’y passe. Aux États-Unis, Sylvie trouvera un mari, Tony Scotti, et l’assurance d’une carrière de “show-women” à la française. Sheila multipliera les tentatives d’évolution musicale, en travaillant avec Chic et Keith Olsen. “Specer” et “Little Derlin'” sont des gros succès partout à l’étranger, hélas un peu moins en France. Mais Sheila gagne enfin l’estime des professionnels du show-business, et récolte des articles élogieux dans la presse rock pour qui elle était jusqu’alors traditionnellement l’ennemie.

Pour la vie, pour le pire et le meilleur …

En fait, toutes les quatre cherchent à briser leur image stéréotypée. Devenues des idoles alors qu’elles étaient à peine adolescentes, elles tentent de devenir elles-mêmes. Sylvie Vartan se cherche une respectabilité dans une image de bourgeoise à la réussite sociale évidente, qui s’habille Faubourg Saint-Honoré. Elle veut même aujourd’hui chanter comme les “chanteuses à voix” traditionnelles qu’elle avait démodées aussi efficacement vingt ans plus tôt. Il est évident qu’elle a d’ores et déjà gagné sa place au Panthéon des gloires du music-hall français, aux côtés de Mistinguett, Zizi Jeanmaire et consœurs. Être moderne ne semble plus être son affaire, puisqu’elle est, enfin, respectée. Françoise Hardy mène aujourd’hui sa carrière comme elle l’entend et enregistre un disque quand elle en a le temps, sans oublier de préciser à chaque fois que ce sera le dernier ! Accaparée par ses horoscopes quotidiens sur Radio Monte-Carlo et par ses articles dans les revues spécialisées, sans oublier quelques livres consacrés à l’astrologie dont la couverture s’orne de sa photo, Françoise ne donne presque plus d’interviews, mais on a quand même pu lire dans la presse des déclarations qui ne sont pas vraiment d’avant-garde, du genre “l’homosexualité est une névrose” ou “j’ai voté Chirac”. Elle reste néanmoins une idole-culte, avec un public fidèle, et un nouveau public qui découvre avec émerveillement ses anciens disques. Françoise inspire aussi les meilleurs des jeunes artistes, comme Étienne Daho ou Eurythmies. France Gall affirme dans “Numéro Un” qu’elle chante pour les jeunes, mais son “pari gagné” semble en fait un pari risqué. Condamnée à plaire à une génération, saura-t-elle séduire les suivantes ? Elle a fait ses preuves sur scène et paraît la plus “branchée”. Mais est-elle vraiment à l’écoute de tous ceux qui l’écoutent ? Osera-t-elle un jour chanter à nouveau autre chose que du Berger ? France Gall est, malgré son triomphe évident, un point d’interrogation pour l’avenir. Tout comme Sheila. Son répertoire neuf, la sincérité de sa démarche, l’évidence de son désir d’évoluer ont convaincu des créateurs parmi les plus excitants, de Jean-Paul Gaultier à Gérard Presgurvic, de Michel Cressole à Yves Martin. Mais a-t-elle vraiment défini son univers et assumé ses contradictions ? Elle semble la plus paumée, la plus naufragée après cette fascinante traversée des sixties et des seventies. C’est peut-être un atout, car une artiste qui se cherche et qui doute à le mérite de ne pas se reposer sur ses lauriers. Elle a aussi le courage et la lucidité de déclarer dans “Rock” : “Le fait d’avoir été Sheila, c’est merveilleux, mais ça ne correspond pas à la jeunesse actuelle”. Les trois autres oseraient-elle en dire autant ? Les premiers pas sur scène de Sheila à Paris l’an prochain seront peut-être, enfin, l’occasion de prouver, et de se prouver à elle-même, qu’elle peut toucher et se faire entendre d’un public qui reste, en grande partie, pour l’instant, figé sur son image du passé. Après ce bref survol de quatre carrières hors du commun, la seule conclusion qui semble s’imposer, c’est que toutes les quatre, malgré leurs dénégations, chanteront encore dans vingt ans. (Oui, oui, Dalida aussi, bien sûr … Elles ne peuvent y échapper. Ceux qui les découvrent aujourd’hui trouvent en elles l’écho de sentiments éternels et d’une époque qu’ils auraient aimé connaître. Ceux qui les aiment depuis toujours ajoutent· à cette nostalgie des perspectives de surprises artistiques et de nouvelles métamorphoses bien excitantes. En les aimant toutes les quatre, ou l’une ou l’autre à la fois, on ne fait après tout que s’aimer soi-même. Car le secret de leurs succès est qu’elles sont, finalement, le miroir de leur public. Sylvie, Françoise, Sheila et France, pour la vie, pour le pire … et le meilleur !

Alain DUBAR

Magazine : Numéros 1
Date : Septembre 1984
Numéro : 18

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