Ses mots pour tout dire (Presse) Elle

Magazine Elle – 22 février 93 – C’est la première fois que France Gall parle depuis que Michel Berger n’est plus là. Des mots forts, des mots justes.

Avant Bercy en juin, pour ne pas laisser passer le rêve.

Je ne voudrais pas paraître démago, mais à la mort de Michel, au-delà de l’entourage, des proches, j’ai énormément ressenti l’amour des gens. Et ça m’a énormément aidée.

Tous ceux qui aimaient Michel ont perdu une partie d’eux-mêmes. Il les a accompagnés pendant leur adolescence et au-delà, à chaque période difficile de leur vie. Grâce à ses textes, ils se sont sentis moins seuls. C’est formidable d’accompagner les enfants jusqu’à l’âge adulte en les aidant de cette façon. C’est beau et important.

Comme un grand médecin, Michel guérit avec ses mots et sa musique. Quand il est mort, ils ont tous vraiment perdu une partie d’eux-mêmes. Et cet amour me revient, ils m’écrivent. On me voyait toujours comme une petite blonde qui chante, gentillette, et ce grand malheur que tout le monde a vécu avec moi a changé ça.

Le 2 août, la grande faucheuse a décidé de l’embarquer, et il n’y avait rien à faire. Et je ne pourrai jamais me remettre d’une chose pareille, jamais. Ça a beau se passer dans le plus grand calme, dans le plus grand silence, c’est d’une violence inouïe. Une violence inouïe dans le silence. Et c’est une idée tellement inacceptable qu’on se demande comment on est vivant après. Parce qu’il faut qu’on vous le dise, vous le voyez, mais non, non, non, ce n’est pas possible, on ne peut pas le croire … Et quand on vous le dit en face, on pense qu’on va vraiment mourir, juste de recevoir ça, cette information-là. Ces trois mots-là. Ça aussi, c’est d’une violence extrême. D’abord il y a la violence de ce que j’ai vu, dans le calme, dans le silence, et c’est ça qui est très impressionnant, et après, la violence de ces trois mots.

Quand on me l’a dit, j’ai vraiment cru que j’allais exploser, que tout mon corps allait éclater en lumière, que j’allais exploser, paf ! tellement c’est monstrueux. Et je trouve ça incroyable d’être là aujourd’hui à en parler. Avant, il y a eu toutes ces morts … La mort de Daniel Balavoine, c’était mon premier grand chagrin. Ou plutôt la première disparition de quelqu’un, parce que des chagrins, il y en a eu, mais la mort, c’était la première fois. Bon, j’avais perdu ma grand-mère à 13 ans, et ça m’avait fait devenir athée et après agnostique, alors que je faisais ma prière à genoux tous les soirs en bas de mon lit… C’était une cassure, mais en même temps c’est naturel de perdre sa grand-mère. La mort de Daniel, ç’a été un grand choc. La mort si brutale … J’étais très proche de sa femme, elle est devenue ma meilleure amie, et j’ai fait pour elle ce que je pense Daniel aurait fait au cas où il me serait arrivé la même chose. Je l’ai vraiment soutenue, c’est quelqu’un qui avait besoin de l’être. Moi, beaucoup moins. Et après il y a eu toutes les morts … Coluche et puis tous ces amis qui sont morts du sida au point que je me suis même demandé si toutes ces morts n’avaient pas été faites pour me préparer … Mais tous ces amis, je ne les ai pas vus mourir ou alors j’étais préparée. Les amis qui meurent du sida, on les accompagne pendant des mois, on voit cette dégradation terrible, et on attend ensemble la mort, tandis que de voir … On a le sentiment de toucher du doigt ce qui vous dépasse, ce qu’on ne s’explique pas … On ne peut pas faire ami avec la mort, c’est quelque chose qu’on ne peut pas comprendre.

Avant, on n’imaginait pas que j’aie pu avoir des malheurs, je n’en parlais pas. Alors que, là, c’est difficile de ne pas en parler, tout le monde a participé à ce malheur, et on a réalisé que, peut-être, j’étais quelqu’un de différent.

Pourtant, ces dernières années, j’avais décidé d’apprivoiser ce rapport avec la mort qui m’angoissait tant. Je m’étais dit qu’il valait mieux, quand même, que je sois un peu au courant de la façon d’aborder ce truc-là. A 40 ans, j’avais d’une certaine manière tout réussi :

j’avais eu des enfants, alors que je ne pouvais pas en avoir, des grossesses précieuses comme on dit ; quelqu’un avait bien voulu m’épouser (et épouser une chanteuse, ça ne se fait pas), et à travers mon métier, je faisais ce que je savais faire le mieux. Chanter, c’est ce que je fais de mieux – quoique je fasse très bien la cuisine … Donc, j’avais tout pour être heureuse et j’ai arrêté de chanter. Je me suis retrouvée face à moi-même. Et là je me suis dit, je vais essayer de comprendre ce que c’est, la mort. Il y a des gens qui ne sont pas du tout angoissés à l’idée de mourir, pourquoi pas moi. J’ai lu des choses, j’ai parlé … Il y a un livre qui m’a beaucoup apaisée, qui s’appelle « Les Belles Imprudences » de Jean Hamburger (NDLR / Le père de Michel Berger). Ça nous explique qu’il faut qu’on meure pour donner la vie, que la mort ça sert à quelque chose, que ça fait tourner le monde …

Et puis je me rends compte après ce que j’ai vécu là, que c’est trop énorme ce truc-là, c’est trop énorme. Donc la mort, c’est pire que jamais pour moi. Enfin, peut-être qu’un jour j’atteindrai une certaine sagesse … En ce moment, moi, elle me bouscule la vie, c’est exactement ce que je ressens. Je ne me sens pas ballottée, c’est beaucoup plus que ça …

Je ne pourrais pas expliquer pourquoi je vais faire Bercy. Simplement pour que les choses changent le moins possible : c’était prévu. Avant. Et l’idée que tout disparaisse, ce n’est pas possible. Et, en même temps, j’ai envie de chanter ces chansons parce que je les aime, et j’ai envie de les chanter sur scène. La scène, ce n’est pas quelque chose qui me fait peur, c’est un plaisir. J’ai énormément souffert au début, quand j’ai commencé à chanter, du fait d’être propulsée sur scène. J’avais 16 ans, je ne savais rien, on m’avait dit voilà, c’est comme ça que ça se passe et on m’avait mise avec cinq musiciens derrière un rideau, et moi, la chanteuse, devant. Je ne comprenais pas pourquoi tout le monde me disait que ce métier était génial, moi je trouvais que c’était une horreur ! Dès que j’ai pu, je me suis arrêtée, et je me suis dit : plus jamais de scène ! J’ai détesté ce métier pendant des années. Je n’ai commencé à l’aimer que lorsque j’ai travaillé avec Michel. J’avais enfin des textes qui parlaient de ce que j’avais envie de dire et qui me ressemblaient, ce qui n’était pas le cas avant. Pour moi, la chanson, ce n’est pas de la pure distraction : « je chante, je chante soir et matin », j’adore écouter ça, mais ce n’est pas ce que j’ai envie de faire. Les chansons c’est comme des peintures de la vie, de la société, des gens, des rapports humains, de ce qu’on pense, de ce qu’on est. Ça doit aider, ça doit communiquer quelque chose, sinon c’est raté.

Ce que j’aime bien dans les textes de Michel, c’est qu’il y a toujours une note positive, ça commence « tu te réveilles, tu n’es sûr de rien » et à la fin c’est « tu te réveilles, tout a changé, tu peux repartir, tu verras ! ». Ça démarre très mal, mais il faut s’en sortir, et on s’en sort …

Donc, j’aimais chanter en studio, mais je détestais toujours la scène. Quand, au bout de trois-quatre ans, Michel m’a dit qu’il allait falloir en faire, quelle horreur ! Je me suis défendue, mais il m’a dit que c’était génial, que je ne devais pas passer à côté de ce truc-là. Donc j’ai fait un essai, le théâtre des Champs-Élysées avec les filles. Et quand j’ai vu comment ça se passait, j’ai commencé à aimer ça. Au Palais des Sports un an et demi après, là j’ai vraiment compris ce que c’était. Depuis, j’ai fait deux Zénith. J’ai aimé la scène grâce à Michel qui m’a poussée à en faire. J’avais une confiance inouïe, totale, parce que j’aimais tout ce que je chantais. Je suis pratiquement sûre que j’ai décidé de faire Bercy très vite après la mort de Michel, et même si je ne l’ai formulée que trois mois plus tard, l’idée m’est venue très vite. Ne pas enterrer cet album, ne pas enterrer ces chansons, les faire vivre. Mon hésitation résidait dans le fait que je n’avais jamais rien fait toute seule. J’ai toujours eu besoin de l’intelligence des autres. Je m’étais toujours laissé porter. Surtout pour les spectacles. Je n’ai jamais eu besoin de l’ouvrir puisque j’avais quelqu’un qui me ressemblait tellement qu’il disait les choses avant moi, quelqu’un qui avait une énergie extraordinaire, qui s’occupait de tout… Là, qui pourrait être mon regard ? On était deux et plus que deux même, parce que moi je comptais pour une, et lui pour neuf !

Et puis je me suis lancée. Je me suis dit je vais dire oui, et quand j’aurai dit oui, la machine sera en route. Je n’avais jamais eu une idée, même dans le choix des musiciens, même dans la liste des chansons qu’on fait sur scène, je n’avais jamais eu besoin de le faire moi-même … Et donc, je me suis retrouvée un jour à Bercy. J’y vais tous les lundis, quand c’est vide, avec le type du son, le type des lumières, des décors, les musiciens, le producteur, on se retrouve tous là. Et petit à petit, ça se met en place comme un puzzle, je vois comment, quelles couleurs, quels musiciens … C’est lent, c’est beaucoup plus lent qu’avant, je prends mon temps, mais je suis contente de mes choix, je suis entourée de grands professionnels, et ça avance, j’arrive à avoir une idée de ce spectacle, je sais dans quel esprit je vais le faire, comment je vais entrer en scène, comment je vais en sortir, ce que je vais mettre dedans. Ma force, c’est peut-être tout ce que j’ai emmagasiné en silence, mais sans souffrance, un silence voulu, contente d’être en silence … En fait, je me rends compte que je n’ai pas arrêté d’apprendre.

Ce dernier album, ce n’est pas tout à fait mon disque, ce n’est pas tout à fait celui de Michel, c’est le nôtre. Là, j’étais plus précise dans ce que je voulais dire, même dans la musique. Je m’étais arrêtée quatre ans, si je recommençais, ce n’était pas pour refaire la même chose. Si l’on faisait quelque chose ensemble, il fallait que ce soit différent. Lui ne s’était pas posé le problème, ça ne le dérangeait pas. On ne voit pas pourquoi ça l’aurait dérangé d’ailleurs, il a vraiment sa personnalité, son son, comme Gainsbourg, dès qu’on entend du Berger, on le reconnaît tout de suite. Mais moi, ça ne me suffisait pas. Je m’étais arrêtée parce que je trouvais que j’avais été au bout de quelque chose et que je ne pourrais pas faire mieux. C’est beau d’arrêter comme ça. Il fallait que je prenne du recul, que je réfléchisse.

A 40 ans, on se tourne vers soi, et on essaie d’arranger les choses qui ne vont pas, celles qu’on a mises de côté pour s’occuper avec bonheur et délectation de ceux qu’on aime, et qu’on retrouve un jour dans son potage. La vie que j’ai eue m’a fait contourner beaucoup de choses … J’ai commencé à chanter à 15 ans, c’est très malsain. Évidemment, ce n’est pas la mine, mais quand on se retrouve à 16 ans sur une scène où on entend des gens qui vous hurlent « à poil », c’est quand même être jetée en pâture. Il faut être costaud. Moi, j’avais envie d’aller dans des surprises-parties, l’adolescence, c’est un passage très difficile, et j’aurais aimé au moins en avoir le côté agréable, les flirts, les boums … Au lieu d’être pendant un mois au Japon, où je pleurais tous les jours … Et puis cet univers de musique est très agressif, on déclenche chez les gens des haines et des jalousies difficiles à supporter. C’est ça ce qui m’a fait le plus mal. Je me souviens très bien avoir été au drugstore, j’avais 18 ans, un jour acheter quelque chose. Deux filles se sont arrêtées à côté de moi, elles m’ont regardée et elles m’ont dit : « Ce que tu es moche, t’es vraiment une pauvre conne, tu crois que tu es belle mais tu chantes mal … » Et elles m’ont poursuivie en m’insultant pendant dix minutes dans ce magasin … J’ai mis dix ans pour m’en remettre. C’est con ! Mais c’est pour vous dire à quel point on est fragile. C’est comme ça que tous les chanteurs deviennent paranos ! On ne s’en fout pas à 18 ans. On ne comprend pas, on pense qu’on est haïssable, qu’on doit faire quelque chose de mal pour mériter d’entendre des horreurs pareilles. On se sent rabaissée, humiliée. Pendant ces quatre dernières années, je me suis demandé ce que je pourrais faire. La scène ne me manquait pas, rien ne me manquait… Ce qui a déclenché ce retour c’était que je ne le fasse pas toute seule. Je me suis rendu compte que j’avais encore envie de chanter, et que ça pouvait être autre chose que ce que j’avais toujours fait. Je suis une chanteuse, une interprète. Je n’écris pas un mot, pas une note, et j’ai une admiration sans bornes pour l’écriture de Michel. Ça a été difficile pour lui d’arriver à ce que je voulais. Quand on donne à un créateur une idée globale de ce qu’on a en tête, d’une façon très maladroite, vous imaginez … J’ai pensé qu’il fallait qu’il parte, qu’il s’enlève de cet univers familial, qu’il aille travailler loin, dans un hôtel, tout seul, genre poète maudit… Il fallait vraiment casser son ambiance pour qu’il puisse écrire différemment. Je l’ai envoyé quinze jours à Los Angeles, bougonnant comme ce n’est pas permis. Quand il est revenu, je lui ai demandé à écouter, il m’a dit : « Non, parce que je sais, je suis sûr. » Et le lendemain en studio, il a joué « Laissez passer les rêves ». Pour moi, c’est une des plus belles chansons, peut-être même la préférée de toutes les chansons que j’ai chantées. C’était ce que j’avais envie de faire et il l’a fait. Il a dit ce que je ressentais et que je n’aurais pas su exprimer …

Continuer, je pense que je n’avais pas le choix. Ne rien faire, m’arrêter, ça, ça m’aurait donné des regrets. Ça m’oblige à être occupée. Mais tout ça, ce sont de mauvaises raisons. L’unique raison, c’est que j’ai envie de le faire, c’est tout. Moi qui ai peur de tout, la seule chose qui ne me fasse pas peur, c’est d’aller chanter devant les gens. C’est un rendez-vous d’amour, ce n’est que de l’amour à prendre et à donner.

Je ne fais pas ce spectacle pour Michel. La scène, on ne la fait pas pour quelqu’un. C’est quelque chose qui vous demande tellement, et pour moi c’est un challenge beaucoup plus important cette fois-ci parce que je suis seule. Je suis très entourée, je ne suis pas solitaire, mais je n’ai pas Michel dans la salle pour répéter, je suis seule. Et je le fais parce que je suis poussée par une formidable envie de le faire. Je suis très heureuse quand je suis avec les musiciens et que je chante. Juste quatre musiciens et moi. Nous serons cinq au lieu de dix-sept. Ça sera fort, ce sera le spectacle le plus fort que j’aurais jamais fait dans toute ma vie. Je me coule littéralement dans la musique de Michel, elle est à moi, elle est pour moi, on ne fait qu’un, je suis totalement portée par la musique et les mots, j’ai ce que les chanteurs recherchent toute leur vie, et c’est le bonheur. J’ai vraiment le sentiment d’être le plus proche de ce que je suis. Je n’ai jamais été autant moi. Je suis moi. Et ça, c’est extraordinaire. J’ai été quelqu’un d’extraordinairement heureux. Et je vais l’être encore. J’aime énormément la vie. Et je veux une vie gaie. Pour moi et pour mes enfants. FRANCE GALL

Magazine : Elle
Propos recueillis par Alix de Saint-André
Photos de Jean-Marie Périer
Date : 22 février 1993
Numéro : 2460

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