Michel Berger, le génie trop fragile

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Il y a juste deux ans, il nous quittait, terrassé par une crise cardiaque.

TF1 évoque, dans une série lancée par “paris match”, “destins brisés”, l’âme de toute une génération.

Deux ans après avoir vu son cœur se briser sous le soleil de l’été, France Gall, sa femme, sa muse, sa chanteuse, rend hommage à Michel Berger en évoquant, pour TF1, ce samedi 30 juillet, à 20h45, leurs jours heureux. Il avait la fragilité qui accompagne souvent la grâce des surdoués. Il avait été l’âme discrète de toute une génération qui a surtout appris à le connaître à travers la voix des idoles pour qui il a composé tant de succès. Depuis quelques années, comme s’il savait que le temps lui était compté, ce timide se montrait plus volontiers et multipliait les créations. Comme un chant d’adieu qui s’ignorait, il venait d’enregistrer avec France Gall, dans l’enthousiasme d’une quarantaine aussi flamboyante que leur adolescence, un album qu’ils avaient appelé “Double jeu”. A la même époque, ils s’étaient offert une échappée belle au Sénégal. Nous avons retrouvé les images de ce dernier voyage.

Il est deux façons d’aborder la courbe d’un destin : la première qui consiste à enfiler, de la prime enfance à la mort, des séries d’anecdotes, de scènes, de récits où la légende et le réel s’entremêlent souvent de manière inextricable; et l’autre, élucidation ingrate et patiente du fameux “petit tas de secrets” où Malraux vit, naguère, l’essence de la condition humaine. Avec Michel Berger, on n’a pas le choix : deux ans après sa disparition au plein soleil de l’âge et de la création, l’homme continue de garder son mystère, même pour ses plus proches, même pour France Gall, qui partagea pourtant avec lui près de deux décennies.

“Il y avait beaucoup de secrets autour de lui, confirme-t-elle dans l’émission rétrospective que TF1 consacre à son mari, mais ces secrets, Michel les a confiés à ses chansons. Si on sait les écouter, les décoder, on peut les y retrouver. Il n’y a pas un texte où il ne parle de lui. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai pensé au moment de sa mort : au moins, il laisse derrière lui quelque chose qui va continuer à vivre.” Ombre et lumière, douleur de vivre et bonheur de créer, fébrilité extrême au quotidien et recueillement absolu de ces moments où, avec une facilité déconcertante, ses chansons jaillissaient sur ses cahiers dans une forme quasi définitive; c’est sur ces contradictions radicales que se construisit cette destinée foudroyante – Michel Berger était du reste fasciné par la trajectoire météorique de James Dean. Conduit par le talent et le succès à vivre dans la lumière surexposée du showbiz, il trouvait en fait son inspiration dans un univers foncièrement opposé, celui d’une enfance où il avait découvert très tôt les harmoniques fondamentales qui allaient le guider, au contact d’une mère pianiste et dans un monde où les liens affectifs, l’intimité, la création ne cessaient déjà de s’interpénétrer. D’où une première fracture violente au moment de la séparation de ses parents. D’après ses proches, c’est sans doute à ce moment-là qu’il se créa un univers intérieur qui n’appartenait qu’à lui. La première et très précoce manifestation en fut un premier disque à l’âge de 15 ans … Témoignage unique sur sa fièvre musicale et une époque de sa vie à propos de laquelle il ne laissa échapper aucune confidence, même à ses proches, même à France Gall. « Il ne parlait jamais de cette période-là, confie-t-elle; le chagrin du départ de son père, le suicide de son meilleur ami lorsqu’il avait 17 ans, puis la mort de son frère l’avaient conduit à une réponse unique et définitive à la détresse : créer.”

Ce qu’on ne comprend généralement qu’avec le temps et l’expérience, Michel Berger semblait donc déjà le savoir à l’aube de sa jeunesse : comment transformer la fragilité en force, les douleurs en beauté, le silence en musique. Alors que sa famille souhaitait le voir poursuivre des études universitaires, il joua le jeu, passa son bac, obtint même une maîtrise de philosophie mais sur un thème dont l’intitulé claironnait à lui seul son irréductible passion pour les sons : “L’esthétique de la musique pop” … Parallèlement, sa conviction s’affermit encore que la musique seule peut faire accepter l’insupportable, donner un sens à l’insaisissable. Il y consume désormais ses nuits et ses jours, à sa façon bien à lui, fulgurante et discrète à la fois. On le demande beaucoup dans le monde du showbiz. Il préfère déjà écrire pour des femmes : Véronique Sanson, Françoise Hardy. Mais pour lui, la vie demeure toujours plus forte, plus grande que n’importe quelle réussite matérielle. Passionnément épris de Véronique Sanson, il s’effondre quand elle le quitte.

Et comme toujours en pareil cas, il écrit. Ce qui le conduit à une autre rencontre décisive, celle de France Gall, comme lui en quête d’univers musicaux inédits. Au départ réticent, il se laisse tenter par l’aventure d’une collaboration artistique. Elle se transforme vite en histoire d’amour. Commence alors pour lui la période la plus féconde, la plus fébrile, la plus lumineuse de sa vie, de ces moments rares où tout s’entremêle, le travail, la passion, la tendresse, des bonheurs neufs – il épouse France en 1976 et ils ont bientôt deux enfants -, enfin des peurs, des doutes, des désespoirs croissants à mesure que grandit la faveur du public : la critique admet difficilement ses succès et peut-être encore moins sa personnalité inclassable. Car comment situer, comment comprendre.

Pour France, Michel l’Africain avait composé au Sénégal “La Négresse Blonde”

Ils avaient tous les deux les mêmes passions. Alors, naturellement, Michel Berger a aimé le Sénégal parce que France l’adorait. La première fois que le poète est parti retrouver sa femme en Afrique, dans un village près du lac Rose, il a écrit et composé pour elle l’une de ses pus belles chansons, “Babacar”.

Il y a sept ans, quand elle a rencontré Babacar Diop, Babou – surnom de France depuis l’enfance – a immédiatement été séduite par le jeune garçon. Sa mère, très pauvre, l’a tendu à France en lui disant : “Je te le donne.” La chanteuse, émue, lui a répondu: “Je l’adopte, mais garde-le.”

“Babacar” raconte cette histoire extraordinaire. Le couple a adopté le petit garçon … Depuis, tous les mois, la famille reçoit de l’argent. France avait pensé le faire venir à Paris, mais Michel estimait qu’il valait mieux, pour son équilibre, le laisser dans sa famille. Plus tard, pour ses études, il en sera autrement.

L’année suivante, Michel et France sont revenus au Sénégal pour la fameuse émission de France 2 consacrée au Paris-Dakar, une soirée aux flambeaux sur la plage, où tout le monde a chanté, Nathalie Baye comme Philippe Lavil. France et Michel ont été séduits par l’île de N’Gor. C’est là que France a rencontré le tambour-major du Sénégal, Doudou N’Diaye Rose, qui donne le rythme à “Babacar”. Et pour son premier concert à Bercy, France a fait venir la troupe sénégalaise de Doudou, qui l’accompagnait dans la chanson.

Jugeant que le Sénégal n’était qu’à cinq heures d’avion de Paris, France eut envie d’une maison sur l’île de N’Gor, à dix-sept kilomètres de Dakar, face à l’ancien hôtel Méridien, aujourd’hui le Diorama N’Gor. De là, elle partait chaque jour en pirogue pour rejoindre l’île et ses amis sénégalais, et ils faisaient griller du poisson sur la plage. Une vie simple au milieu des rires, où Michel et France ne se sentaient pas différents des autres.

C’est à Dakar qu’ils ont terminé le dernier disque de France que Michel a composé, “La négresse blonde”, comme la surnommaient les Sénégalais parce qu’elle vivait comme eux et, comme eux, portait le boubou.

Elle choisit de construire sa maison au bout de l’île pour que Michel puisse voir la mer et y puise son inspiration. Une maison sans électricité, où ils auraient vécu en contact avec la nature. Elle voulait une chambre immense, ouverte sur l’océan. Là, Michel échapperait aux contraintes de la civilisation, se ressourcerait. En attendant que la maison soit construite, France et Michel vivaient dans le plus vieil hôtel d’Afrique, le N’Gor, maintenant à l’abandon. Aujourd’hui, quand elle retourne au Sénégal, France descend au Méridien ou chez des amis à Dakar.

Michel s’était attaché au Sénégal. Il aimait le sourire des gens, et cette faculté qu’ils ont de pouvoir vivre de rien. Il projetait de donner à Dakar un grand concert gratuit, avec France et leur troupe. Les gens auraient chanté avec eux. Il voulait faire une fête que tous auraient partagée.

Là-bas, au paradis, il dit un jour à son fils, Raphaël : “Il ne faut jamais parler d’argent. De l’argent, il en faut pour vivre. Et si on en a beaucoup, on doit faire du bien autour de soi, partager avec les autres, donner avec son cœur.”

Il n’aimait pas les mondanités, préférait les dîners sur la plage avec des amis. C’était un excellent photographe. De belles photos de sa femme ont été publiées dans les journaux sénégalais. li était très lié avec le chanteur Youssou N’Dour, et Peter Gabriel, qui possède aussi une maison près de N’Gor. Michel fit son dernier voyage au Sénégal en avril 1992, pour voir l’emplacement de sa future maison. Ce furent ses dernières vacances. il était fatigué et avait besoin de repos. Tous les matins, il partait vers l’île en pirogue, pour y passer la journée.

Le Sénégal a perdu un de ses enfants les plus chers. C’était un homme, un vrai, digne d’estime et de respect. En hommage à la gentillesse de France Gall, le village de N’Gor a baptisé “Babou” l’une des pirogues qui permettent de rejoindre le continent.

Jean-Claude Zana

Magazine : Paris Match
Date : 4 août 1994
Numéro : 2358

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