Soleil noir

L’article retranscrit

Un coffret réunit aujourd’hui les enregistrements sixties de France Gall, bande-son tonique et lumineuse d’une époque sur laquelle la principale intéressée a toujours refusé de revenir.

Pour la première fois, elle fait une exception et parle de cet “âge tendre” sans langue de bois.

Qui aurait pu dire ça ? La Poupée de cire était en fait une poupée chiffonnée, la Poupée de son, une poupée qui fait non. Droite et radieuse sous son casque d’or, sans que rien ne transparaisse jamais, France Gall a vécu les sixties comme un lent chemin de croix. A l’intérieur de la bulle rose pâle de Salut les copains, sous les feux croisés de l’Eurovision et l’embrasement rapide du vedettariat, elle s’est souvent retrouvée seule, en proie à des doutes et des questionnements que personne ne souhaitait vraiment entendre.

Coffret 3CD en édition Long Box édité en novembre 2001 qui regroupe 74 titres de France Gall enregistrés chez Philips.

Dans l’entretien qui suit, France Gall accepte pour la première fois de dévoiler l’envers d’un décor trop lisse et coloré dont elle s’emploie, plus de trente ans après, à lacérer le vernis. Rencontrer France Gall aujourd’hui, à l’heure où sort un somptueux coffret de tous ses enregistrements Philips, n’est pas qu’une affaire de nostalgie. Il s’agit d’abord de reconnaître à quel point, pendant dix ans, elle a incarné la pop à la française avec un style et une flamboyance auxquels peu de chanteuses de l’époque peuvent se mesurer. Peut-on, par exemple, aimer Gainsbourg sans aimer France Gall ? Le beau Serge lui-même n’a pas dit pour rien, un jour, “Ceux qui n’aiment pas France Gall se trompent. “Sur les soixante-quatorze chansons réunies dans le coffret, les petits bijoux se ramassent à la pelle, largement plus nombreux que les tartes. En suivant la même courbe d’évolution que Gainsbourg, de ses débuts jazzy en compagnie du grand Alain Goraguer jusqu’à sa seconde éclosion pop avec Michel Colombier ou David Whitaker, elle a connu, elle aussi, mille facettes qu’il est temps de (re)découvrir. Aujourd’hui, France Gall nous reçoit chez elle, le temps d’un émouvant entretien ponctué d’éclats de rire. Dans quelques heures, ce sera la grande migration vers l’Afrique, où elle dit trouver la paix. Elle va se préparer pour la Coupe du monde, et tout particulièrement pour le match France-Sénégal ! Avant de reprendre la pirogue qui la conduira sur son île, dans la nuit profonde des beaux ciels d’Afrique, à la recherche du Pégase qui survole sa maison à la grande terreur des indigènes, la Négresse blonde redevient Poupée de cire et tente de plonger à plein souvenir dans la réconciliation avec les sixties, 1965 : année fantastique ? Pas sûr.

Quel regard portez-vous sur le coffret de vos années pop qui vient de sortir ?

France Gall – (Elle regarde le livret) Elle est mignonne, non ? A-do-ra-ble ! J’ai naturellement tendance à considérer cette jeune fille comme quelqu’un d’autre parce que je sais qu’elle n’était pas heureuse et je n’ai pas envie de l’intégrer à ma vie. Elle était moi mais ne me ressemble pas. Il faut comprendre une chose : je suis douée pour ce que je fais, pour chanter, pour ce métier qui est de chanter. En revanche, je n’avais pas du tout envie d’être exposée, je n’étais pas heureuse de me retrouver sous le regard des autres, c’était quelque chose de très violent, très agressif

Des exemples ?

A l’époque, j’avais la sensation qu’on me filait une claque à chaque fois que j’ouvrais la bouche. J’exagère un peu mais c’est comme ça que je prenais les choses. Pour ma deuxième interview, alors que j’avais à peine 16 ans, je me suis retrouvée face à Philippe Bouvard. Il m’a parlé de choses que je ne pouvais pas connaître et j’ai ressenti ça comme une humiliation terrible ! Lui, ça l’amusait de déstabiliser les gens, mais moi j’ai été traumatisée, c’est pour ça qu’ensuite je n’ai plus jamais parlé pendant vingt ans.

Vous aviez l’impression d’être jetée en pâture comme une lolita ?

Il y avait de petits drames derrière chaque chose que j’ai vécue. Je me souviens notamment d’une émission qui se déroulait dans une boîte, on m’a mis la main aux fesses et quand je suis montée sur scène, des types ont crié “à poil!” Ces deux choses ont été comme un viol et j’en ai été bouleversée pendant des jours … Pendant toute la période Salut les copains, je ne me suis jamais sentie à ma place. Chaque disque était une nouvelle épreuve, sauf quand j’aimais vraiment la chanson, mais c’était rare. Sur quatre titres, il n’y en avait souvent qu’un seul que j’aurais vraiment aimé chanter si on m’en avait donné le choix.

C’est la raison pour laquelle il y a si peu d’homogénéité dans vos disques ?

Les gens qui écrivaient les chansons n’avaient pas vraiment de vision, alors il fallait négocier. Parfois, je procédais par élimination entre une chanson que je haïssais et une autre que je n’aimais pas non plus, mais que je pouvais mieux accepter. Dans le cas de Sacré Charlemagne par exemple, c’était terrible pour moi de chanter ça. J’ai appelé la veille de la sortie en disant “Stop, vous arrêtez tout !” Il y a aussi ce duo avec Maurice Biraud, La Petite, qui est vraiment épouvantable.

Comment se sont passés vos débuts ?

J’appartiens à une famille de musiciens. Mon père était chanteur et auteur, il a été premier prix de Conservatoire d’abord et ensuite chanteur de variétés. C’est lui qui m’a conduite à chanter la première fois de façon sérieuse. Au départ, je chantais juste à la maison, je m’exerçais sur les disques des Double Six, je jouais de la guitare mais je ne songeais même pas à en faire un métier. J’étais sûre d’une chose: je voulais faire un truc pas ordinaire dans la vie. Grâce à mon père, qui m’ a fait rencontrer Denis Bourgeois, j’ai fait un essai de voix qui s’est avéré concluant. J’ai quitté le lycée, ce qui m’arrangeait parce que j’étais sur le point de redoubler, et je me suis aussitôt retrouvée en studio, accompagnée par les meilleurs musiciens de jazz de l’époque, Pierre Michelot, Eddy Louiss …

Justement, comment avez-vous géré le fait de vous retrouver propulsée très jeune au milieu de musiciens déjà aguerris ?

J’ai toujours abordé les choses de manière inconsciente. Je n’avais aucune préparation particulière mais je me sens toujours à l’aise au milieu de musiciens. En même temps, je bougonnais pas mal, ça ne devait pas être facile de travailler avec moi à cette époque, précisément parce que je n’étais pas heureuse, tout était épouvantable à mes yeux.

Aviez-vous une échappatoire ?

Je tenais un journal. J’ai écrit, photographié et filmé toute mon existence … Dans mon journal, je pleure et je ris à tour de rôle, c’est terrible. Je n’ai pas pu mener une vie d’adolescente normale, je suis devenue une vedette du jour au lendemain. Après l’Eurovision, j’ai signé un contrat de cinq ans chez Teldec en Allemagne et je suis devenue, en parallèle, une chanteuse allemande ! J’allais là-bas toutes les semaines, je faisais des télés en allemand. Il y a eu le Canada, l’Espagne, l’Italie .. , Poupée de cire, poupée de son, je l’ai enregistré en six langues ! C’est dommage : le plaisir a été tué par ce qui se passait autour. En même temps, je n’osais trop rien dire, je gardais tout à l’intérieur. Parce que je n’avais pas une très haute opinion de moi et parce que l’image de moi que me renvoyait la société ne m’aidait pas à m’aimer. C’est assez curieux parce que j’ai été très aimée et pourtant il ne me reste, de cette époque, que les choses violentes, le regard des gens qui ne m’aimaient pas, ce qui représentait un millième par rapport au reste.

Parliez-vous à votre père de ce décalage ?

Non, mon père avait le mauvais rôle dans l’histoire parce qu’il devait s’occuper de moi. Il était tellement heureux que ça marche, il était très impliqué et j’étais à un âge où on écoute ce que disent les adultes. On disait “Il faut battre le fer tant qu’il est chaud”, ce genre de choses … Ce n’était pas facile pour lui, il y avait des gens qui l’accusaient de presser le citron et moi j’étais très difficile, je le faisais tourner en bourrique. C’était comme si je lui en voulais, inconsciemment. J’étais rebelle.

Comment avez-vous vécu votre victoire à I’Eurovision en 1965 ?

D’un côté, c’était plutôt agréable de gagner. J’aime bien gagner, je n’aime pas la compétition mais je suis plutôt joueuse. Surtout que là, je partais complètement perdante. Après mon passage, je suis sortie de la salle, persuadée de n’avoir aucune chance. Je suis allée dans un café en face, j’ai commandé un verre de lait et j’ai suivi le reste de la· soirée à la télévision. Quand j’ai vu que j’étais en tête et que la fin approchait, je suis revenue dans la salle en courant avec mon verre de lait à la main. Il y avait un long couloir et, tout au bout, cinquante photographes qui m’attendaient. Avant de me retrouver sur scène, j’ai juste eu le temps de demander à la personne qui m’accompagnait d’appeler mon petit ami à Paris. Juste après avoir chanté, on me le passe et j’entends, au bout du fil, “Je te quitte”. C’était un chanteur, il était jaloux. J’étais effondrée. Il y avait une soirée donnée en mon honneur avec trois mille personnes et je suis restée à pleurer dans ma chambre. Le lendemain, tout le monde partait à Capri alors que moi je rentrais à Paris. L’Eurovision, pour moi, c’était ça.

Comment trouviez-vous votre voix ?

J’avais des difficultés, une voix très difficile à dompter. En fait, j’ai plusieurs voix et il fallait que j’arrive à les mettre ensemble alors qu’elles sont très-opposées. Quand je chante dans le souffle, ça va, mais dès que je chante fort, j’ai un timbre beaucoup plus acide qui a irrité pas mal de gens à l’époque. Il y a aussi ce côté femme-enfant que je déteste, c’est insupportable les femmes-enfants ! Et puis, ce n’était pas très sympathique dans le regard des gens, dans la bonne société, il y avait un côté un peu pervers. Je m’habillais avec des petites chaussettes blanches, des chaussures de petite fille et, en même temps, je me maquillais, j’incarnais plusieurs filles à la fois.

Cela correspondait-il à différentes facettes de votre caractère ?

Le plus troublant, c’est la manière dont mon personnage s’est parfois retrouvé transformé par les gens avec lesquels je travaillais. Je pense notamment à une émission de télé où je chantais J’ai retrouvé mon chien. Jean-Christophe Averty avait imaginé une mise en scène ahurissante où j’étais debout, en jupette, avec trois laisses à la main et, au bout des laisses, il y avait des vieillards et des clochards à la place des chiens. Dans le monde prude de la télé de l’époque, ça a provoqué un scandale incroyable !

Il y a eu aussi le fameux épisode des Sucettes. Tout le monde a dit que vous chantiez cette chanson sans savoir de quoi il s’agissait. On a du mal à le croire, étiez-vous à ce point innocente ?

Comment vous dire … Je ne pouvais pas concevoir le fait qu’on puisse faire passer une idée pareille dans une chanson. Donc, effectivement, je n’ai pas capté. Je savais bien qu’avec Gainsbourg, il y avait souvent des doubles sens dont il fallait se méfier. Je voyais bien aussi les drôles de sourires autour de moi, notamment ceux de mon manager. Mais moi, je n’imaginais pas qu’on pouvait me faire ça, à moi.

Votre collaboration avec Gainsbourg s’est interrompue en 1968 avec deux chefs-d’œuvre, Nefertiti et Teenie Weenie Boppie. Qui a pris la décision d’arrêter ?

On l’a prise ensemble. On a senti qu’on était allés au bout. Et puis, il y a un fait qui a sûrement précipité sa décision: ce n’est pas sa chanson qui a marché sur le disque, et il l’a très mal pris. Quelques années plus tard, je suis retournée le voir lorsque j’étais dans le creux de la vague. Il m’a écrit Les Petits Ballons (encore une chanson à double sens) et Frankenstein, mais ça n’a pas marché. Pour moi, les chansons de Serge restent au-dessus du lot, je ne lui en ai jamais refusé une seule. Maintenant, on me dit que j’ai permis à Gainsbourg de devenir ce qu’il est devenu, que grâce à Poupée de cire, sa carrière artistique a pris son envol. Pendant longtemps, je n’ai jamais pensé que je lui avais apporté quoi que ce soit en dehors de l’argent.

Des années plus tard, vous avez chanté de nouveau sur scène Attends ou va-t’en.

Oui, parce que c’est ma préférée, j’avais envie de la chanter à nouveau parce qu’elle était dure. J’aime les chansons dures, j’ai toujours aimé les choses un peu dures. Il n’y a pas beaucoup de chansons de cette époque que j’ai aimé chanter, et toutes celles que j’aime sont des chansons où le personnage que j’incarne possède un caractère-très affirmé. Par exemple, j’ai remarqué que, dans les chansons écrites par Serge, je n’arrête pas de donner des ordres : N’écoute pas les idoles, Laisse tomber les filles, Attends ou va-t’en. Michel a ensuite continué dans cette voie : Résiste, Débranche … Ce n’est pas tout le monde qui peut donner des ordres!

La fin des années 60, c’est aussi la fin du premier volet de votre carrière, vous vous êtes sentie bas been à ce moment-là ?

Oui, tout à fait. Dans le regard des autres, j’étais sans doute devenue has been. Ma vie professionnelle était soudainement plus calme, j’avais moins de contrats à honorer. .. Jusqu’en 1973, lorsque je suis allée voir Michel Berger. J’ai longtemps refusé de parler de cette période des années 60 pour ne pas faire de peine à ma mère, je ne voulais plus qu’elle lise dans les journaux à quel point j’avais été malheureuse. Elle se sent responsable, elle me dit “Mais qu’est-ce que tu aurais fait ? Dis-moi ce que tu aurais fait d’autre ? C’était une chance !” Elle a sûrement raison … La preuve, vous êtes là aujourd’hui. Le temps a dû jouer pour moi.

Jean-Luc Clairet

Magazine : Les Inrockuptibles
Date : 26 décembre 2001 au 7 janvier 2002
Numéro : 319

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