L’article retranscrit
Personne n’est préparé au malheur, mais peut-être moins que quiconque France Gall, mariée depuis dix-huit ans avec Michel Berger, dont elle était inséparable.
Et puis, un jour, le 22 août 1992, il faisait évidemment beau à Ramatuelle et Michel jouait au tennis. Et ce jour-là, la petite fille qui aimait les sucettes et les poupées de son, qui souriait en chantant « Sacré Charlemagne », France Gall, femme-enfant, est devenue soudain une veuve.
Seule devant ses deux petits qui avaient perdu leur père. Encore plus seule parce que Michel Berger avait été un père si présent. On a du mal à imaginer ce qui se passa un tel jour. Et les jours suivants, les mois suivants et toute l’année qui a suivi. Voilà France Gall qui doit inventer une autre vie. Elle qui fut avant tout l’épouse de Michel, elle doit devenir le capitaine, le gestionnaire, le chef de famille. Elle doit surtout vivre alors qu’au mieux, elle ne peut que survivre. Mais elle fait face, elle masque en public son chagrin, elle veut que la gaieté demeure, elle annonce un prochain spectacle à Bercy, elle chantera dans l’immense vaisseau et même sans Michel, elle continuera à faire entendre sa musique.
Le destin en décide autrement et frappe encore. Le 22 avril 1993, on annonce à France Gall qu’elle a un cancer. Ce chagrin, qu’elle s’efforçait de ne pas laisser paraître, s’est exprimé dans son corps. Dès que l’on parle de cancer, et même si aujourd’hui on le guérit, le plus souvent on pense à la mort et France pense à ses enfants qui pourraient devenir orphelins. Ce moment-là, on peut encore moins l’imaginer. Ou bien on pleure et c’est ce qui nous est arrivé au cours de cette interview. A la fin de l’entretien, elle a dit : “Je ne suis pas fière, je parle de ma vie et nous nous étions promis, avec Michel, de ne parler que de notre métier.”
Au contraire, France Gall peut être fière. Son courage, sa dignité, sa gentillesse en font pour nous toutes une femme exemplaire, celle en laquelle nous voulons reconnaître l’esprit et la vaillance des femmes.
Elle avait été obligée de reporter son concert à Bercy, mais elle s’est guérie et elle l’a fait. Elle a remonté « Starmania » au théâtre Mogador dans une mise en scène nouvelle de Lewis Furey. Elle dit : “Je passerai le reste de ma vie au service de l’œuvre de Michel. Il m’a tout donné, il me donne tout, j’ai tout.” Et dans une pirouette qui rappelle la femme-enfant, elle éclate de rire : “J’ai même ses sept pianos à queue. Moi qui ne sait même pas tapoter une note. Oh, là là, tout ça c’est absurde.” Et à nouveau, le regard se voile. Du rire aux larmes.
Michèle Manceaux : Quand vous avez pu enfin chanter à Bercy, après cette année terrible, avez-vous eu le sentiment d’une victoire ou même d’un bonheur ?
France Gall : J’ai fortement ressenti le fait que c’était fait. J’étais contente, très soulagée, heureuse d’y être arrivée et de l’avoir fait. Je ne pouvais pas le croire.
M.M.: Vous avez dit : « Je m’épate moi-même. »
F.G.: Eh bien, oui, c’est toujours étonnant quand on se découvre des possibilités inconnues. Cette année, j’en ai découvert certaines, cela donne de la force. A vrai dire, ce que j’ai découvert, c’est que je pouvais faire des choses seule. Je n’avais jamais vécu seule de toute mon existence. J’étais peut-être encore une petite fille jusqu’à l’année dernière.
M.M.: Vous avez été quelqu’un qu’on entendait peu. Vous disiez : « Michel parle pour moi, il me ressemble, je me retrouve dans ce qu’il dit et je préfère l’écouter. »
F .G.: Il parlait pour moi à travers les chansons, les textes. Il ne parlait pas pour moi autrement parce qu’on n’a jamais donné d’interview l’un à propos de l’autre.
M.M.: Vous étiez cependant silencieuse.
F.G.: Silencieuse en public, oui, mais comme je l’ai dit, j’ai été marquée par les premières années dans ce métier. A la première interview que j’ai donnée, j’ai reçu une gifle de mon imprésario parce que j’avais répondu spontanément: « Cinq ans et je m’arrête » au journaliste qui m’avait demandé combien de temps j’allais encore chanter. A quinze ans, cela me paraissait la vie entière. Je ne pensais pas que trente ans après je serais toujours là.
M.M.: Depuis un an, on découvre une femme extrêmement courageuse. Est-ce une découverte pour vous aussi, ou saviez-vous que vous étiez comme ça ?
F.G.: Je n’ai jamais cherché à savoir comment j’étais. J’ai lu que Michel avait dit, un jour : « Je l’ai épousée pour sa force. » J’ai été très étonnée de lire ça. Lui, il devait avoir cette idée de moi, mais moi, je ne pensais pas à me regarder. Mon idéal était de me marier et d’avoir des enfants. Quand il y a eu un homme qui a bien voulu m’épouser, j’ai été au comble du bonheur. En plus, il m’apportait ce qui est devenu une passion : la musique. Je ne me demandais pas comment j’étais. Mon but était de rendre les gens heureux, c’est ce que j’ai essayé de faire. J’ai voulu être une femme idéale, une épouse idéale, une mère idéale. En même temps, je faisais mon métier.
M.M.: Et vous aviez réussi tout ça ? Jusqu’à l’année dernière ?
F.G.: A peu près, oui, je crois.
M.M.: Il y a quand même eu une période où vous vous êtes retirée du métier.
F.G.: Oui, j’ai pensé m’arrêter. Quand je l’ai annoncé à Michel, je ne me rendais pas compte à quel point cela allait le casser. Cela m’a fait réfléchir car je ne voulais pas lui faire de la peine. C’est quelqu’un qui m’a tellement donné et qui donnait tellement aux autres. Je voulais m’arrêter parce que j’avais peur de ne plus plaire au public. Je voulais le quitter avant qu’il ne me quitte. Cela me paraissait tellement incroyable de chanter, de faire de la scène encore à quarante ans. Je me disais: « Ça va redescendre », et je ne veux pas connaître ça. En même temps, j’avais pris la décision de m’arrêter, mais je n’osais pas le dire. Pendant quatre années j’ai réfléchi : « Qu’est-ce que je vais faire ? Quelle va être ma vie ? »
M.M.: Quatre années inquiètes ?
F.G.: Oui, on ne va pas bien quand on ne sait pas où on met les pieds. J’étais contradictoire et je le suis encore : j’aime exister mais je n’aime pas être en vue. Je sais que c’est fou de dire ça quand on fait un métier où l’on s’expose.
M.M.: Comment êtes-vous revenue sur votre décision?
F.G.: Michel me disait .« Ce serait tellement dommage que tu redémarres dans un autre métier alors que tu as tellement d’expérience dans la musique. » J’ai fini par l’écouter et lui donner raison. C’est vrai, j’avais appris beaucoup. Je ne ne le savais pas encore, mais je le sais maintenant. On désirait faire un disque ensemble et on ne l’avait jamais fait parce qu’on voulait réussir chacun de son côté. Mais à ce moment-là, je lui ai proposé:« Voila, je ne m’arrête pas parce qu’on va faire ce disque qu’on a toujours voulu faire. » C’est comme ça que j’ai redémarré et nous avons fait ce premier disque ensemble, juste avant que Michel… Oh, ne me parlez pas de ça parce que je pleure très vite … Ce disque, je suis tellement heureuse que nous l’ayons fait que je pouvais pas m’arrêter après la mort de Michel. Il est mort un mois après la sortie du disque. Pour la première fois, on nous avait photographiés ensemble …
M.M.: Il était en parfaite santé, toujours en excellente forme ?
F.G.: Non, il était malade sans le savoir, personne ne le savait. Il avait eu deux alertes, mais il disait qu’il était fatigué. C’était quelqu’un de toujours fatigué, mais on pouvait penser que c’était parce qu’il courait partout comme un homme pressé. Il ne s’intéressait pas à sa personne physique, il ne pensait pas à son cœur fragile, tout était dans sa tête et dans ses doigts.
M.M.: La femme de Daniel Balavoine, vous l’avez soutenue après son drame. Vous n’avez pas eu besoin du même soutien ?
F.G.: En fait,j’ai été extrêmement soutenue. Je ne veux pas parler de Coco. La seule chose que je peux dire, c’est que je n’ai pas vécu de la même façon la mort de mon compagnon. Elle, elle aurait voulu se laisser mourir. Moi, pas. Cela m’a donné, au contraire, une espèce de volonté de vivre que je ne m’explique d’ailleurs pas. Comment voulez-vous que j’explique une chose pareille ?
M.M.: Vivre pour vos enfants.
F.G.: Evidemment. Vous imaginez ce que c’est que d’avoir à annoncer une chose pareille … Vous connaissez les relations entre les pères et leurs filles. Ce sont des relations très particulières ainsi que les relations des fils et de leurs mères. J’ai une fille maintenant si malheureuse. Elle rit, mais je vois ses yeux rouges. Elle va avoir quinze ans. C’est déjà difficile cette période de l’adolescence mais cet amour de son père, je ne pourrai jamais le lui donner. J’ai remplacé partout où je pouvais, mais je ne peux pas occuper la place de l’absence. Mon fils est plus petit, il y a un décalage dans la compréhension. La dernière fois que nous nous sommes parlé on s’est dit tous les trois qu’on n’y croyait pas … Je veux que la maison reste gaie.
M.M.: Entre la gaieté et la volonté de gaieté, il y a la tristesse. Est-il possible de vouloir être gaie? N’est-ce pas même une attitude presque fausse, un peu trop forcée ?
F.G.: Mettons que la volonté de ne pas être triste soit une pudeur. Si je fais une émission de télé, par exemple, je ne peux pas imaginer de ne pas sourire. Ce n’est pas faux, c’est comme ça que je sens les choses. Même si je pleure avant et après, au moment où j’apparais, je suis gaie. Je ne veux pas être triste aux yeux des gens, je ne veux pas rendre les gens tristes. Je ne veux pas donner la tristesse en spectacle. La tristesse, c’est l’intimité, on ne montre pas tout de soi. Je suis quelqu’un de très sensible qui pleure pour tout. Si je mange quelque chose de bon, j’ai les larmes aux yeux. Si je vois quelque chose de beau, je pleure. Je pleure aussi bien pour la beauté des choses que pour la tristesse, c’est comme ça, les larmes coulent, mais ce n’est pas la peine de montrer ses joues mouillées. Cette pudeur, c’est aussi l’éducation que Michel m’a donnée.
M.M.: A force de dominer le chagrin, il s’est peut-être exprimé dans votre corps.
F.G.: Sûrement, mais ce cancer, je vais dire quelque chose de curieux : je suis heureuse aujourd’hui de l’avoir eu parce que je l’ai guéri. J’ai senti ma douleur. Cela a été une épreuve de plus. C’est si dur de vivre ça seule, mais j’ai senti aussi ma force, l’énorme vitalité que me donnent mes enfants. Je parle de tout avec eux, je ne me cache pas pour pleurer, mais je leur ai fait une vie formidablement gaie tout de suite. Quand on vous dit : cancer, on pense tout de suite qu’on va mourir. Et là je me suis effondrée. C’était insupportable à cause de mes enfants. Je n’ai pas hurlé parce que j’étais entourée de médecins mais pour la première fois, j’ai parlé à Michel. Je lui disais: “Pourquoi m’as-tu abandonnée ?” Mais il ne m’a pas abandonnée. Je sens maintenant qu’il y a quelque chose au-delà de la mort.
M.M.: Vous tendez à une certaine spiritualité ?
F.G.: J’y vais très précautionneusement. Ce n’est pas intéressant de parler de ses recherches. Et puis, on n’est pas fier de découvrir certaines choses à quarante-cinq ans. Je peux juste essayer de m’instruire. Je sens que la vie ne s’arrête pas à la mort. Mon père a été la première personne que j’ai vue morte, il y a trois ans. Cela m’a aidée d’une certaine manière parce que j’ai bien vu qu’il n’était plus là. J’ai vu mon père mort, j’ai vu Michel et je sais la différence. Il y a une telle différence entre quelqu’un qui est mort et quelqu’un qui dort. Mon père n’était plus habité. Il y a une différence aussi fantastique qu’entre le jour et la nuit. J’ai reçu beaucoup de livres à ce sujet de gens que je ne connais pas et j’en ai lu quelques-uns.
M.M.: Ne croyez-vous pas que c’est notre pensée qui fait vivre les morts ? Tant qu’on aime les gens qui ont disparu, ils sont encore là.
F.G.: Cela ne me suffit pas. Alors, je cherche. Peut-être je vais en rester là. Il faut du temps pour comprendre, cela me bouleverse. Peut-être je me ridiculise …
M.M.: Quand vous avez parlé à Michel à la suite de l’annonce de votre cancer, vous avez entendu une réponse ?
F.G.: Non. Je n’ai jamais eu de flash. Rien du tout, mais je sens quelque chose.
M.M.: Quand vous avez chanté à Bercy, c’était quelque chose que vous vouliez offrir à Michel ?
F.G.: Je m’en suis défendue pendant les mois qui ont précédé, mais quand le décor a commencé à se monter, quatre jours avant, je me suis rendu compte qu’en fait, tout ça, c’était pour le retrouver. A partir du moment où j’ai pensé ainsi, j’ai eu vraiment le sentiment que je chantais pour le retrouver, que Bercy, c’était un point de rencontre, et c’était trop fort. Si c’était cela, je ne pourrais pas chanter. Heureusement, j’ai repris pied.
M.M.: J’aurais cru que c’était cette idée de rencontre qui vous avait donné le désir et la force de faire Bercy.
F.G.: Je n’avais pas pensé à ça. Il faut avoir connu Michel pour savoir qu’il aurait détesté toute forme d’hommage. Et quand je voyais des titres dans les journaux ;« Elle fait Bercy pour Michel», cela ne correspondait pas à ma vérité. On ne s’est jamais servi de l’autre. Heureusement, cette idée ne m’est venue que quatre jours avant le spectacle et j’ai pu m’en défaire. Sinon, si cela m’était arrivé à l’entrée en scène, je n’aurais pas pu avancer. Je n’ai pas pleuré en travaillant parce que la musique me rendait heureuse. Mais quand j’ai eu cette idée, j’ai appelé mon médecin en lui disant : « Il faut m’aider, je ne veux pas me laisser submerger par l’émotion. » Le médecin m’a donné des petits cachets que j’ai commencé à prendre, mais j’ai vite arrêté. Je pouvais m’en passer.
M.M.: Vous n’avez pris aucun médicament pendant toute cette période?
F.G.: Presque pas.
M.M.: Vous dormez?
F.G.: Je suis insomniaque depuis toujours. Je fais des insomnies de deux heures mais c’est très embêtant quand on a peu de temps pour dormir et ce sont souvent des heures terribles. La nuit est angoissante, on ne pense qu’à des choses affreuses, la nuit me fait peur, mais je ne prends pratiquement pas de somnifères. Je déteste les médicaments.
M.M.: Est-ce que vous pourriez dire que la douleur enrichit ou grandit quelqu’un ?
F.G.: Je ne trouve absolument rien de positif à la mort de Michel. La seule chose que je peux dire, c’est que cela m’a peut-être aidée à me trouver, à savoir qui je suis. Quand on se repose sur quelqu’un, on se laisse embarquer. J’ai organisé le quotidien de Michel pendant dix-huit ans, de façon à ce qu’il travaille le mieux possible et il a fait beaucoup de choses. J’ai hérité de toutes les affaires de Michel. Aujourd’hui, j’aborde cela comme j’ai abordé le quotidien. Comme j’ai quelqu’un qui m’aide à tenir la maison, j’ai engagé un avocat pour m’aider et me défendre dans les affaires. C’était Michel qui faisait tout. Je me mets au courant, aujourd’hui.
M.M.: Tout à l’heure, vous disiez que vous ne vouliez plus chanter à quarante ans et vous chantez à quarante-cinq.
F.G: On en dit des bêtises.
M.M.: Vous avez l’impression que vous commencez une autre vie ?
F.G.: Je suis seule pour élever mes enfants et pour décider de tout. C’est forcément un commencement. C’est la première année d’école, j’apprends à lire et à écrire, mais je ne me sens plus comme une petite fille, je me sens vraiment une femme.
M.M.: Ça, c’est un changement pour vous ?
F.G.: Oui et non. On a toujours dit que j’étais une femme-enfant.
M.M.: C’est vrai ?
F.G.: C’est toujours vrai, c’est une nature. Je suis très amie avec une artiste qui s’appelle Mireille. Elle est née au début du siècle, donc vous voyez l’âge qu’elle peut avoir, et elle est toujours une femme-enfant.
M.M.: Cela veut dire quoi : une femme-enfant ?
F.G.: C’est sérieux et pas sérieux. Je peux être comme quelqu’un d’insouciant, même si je ne le suis plus.
M.M.: C’est un jeu.
F.G.: Non, c’est un état naturel, on se sent ainsi. Pas fixée sur un point, sur son âge, sur rien. J’ai une manière de m’habiller qui n’est pas tout à fait de mon âge, mais je me sens bien comme ça. J’espère que je ne suis pas ridicule. D’ailleurs, je m’exprime mal, je n’ai jamais parlé de ça, je n’y ai jamais réfléchi. Depuis que je suis dans ce métier, j’ai toujours entendu dire que j’étais une femme-enfant. A vingt ans, à trente, à quarante ans pareil. C’est pour ça que je le répète, mais je n’y ai jamais réfléchi.
M.M.: Alors, comment est-ce, une femme-enfant ?
F.G.: Je ne sais pas, ce sont des fous rires, des envies d’être cajolée. Avec Mireille, on se fait toujours des câlins, on se tient les mains, on s’embrasse.
M.M.: Qui vous fait des câlins maintenant ?
F.G.: Pas grand monde.
M.M.: Vous imaginez que vous pourrez revivre avec quelqu’un ?
F.G: Etre avec quelqu’un, certainement. Revivre avec quelqu’un, ça je ne sais pas. Ma vie est occupée, construite. Il faudrait que j’ai quelque chose de neuf à construire avec quelqu’un. Avec Michel, j’avais vraiment une vie à construire. On m’avait convaincue que le mariage, c’était nul, mais quand Michel m’a demandée en mariage, j’ai su que c’était important. Maintenant, qu’est-ce que j’ai à construire? J’ai quarante-cinq ans, il me reste du temps. Qu’est-ce que la deuxième partie de ma vie m’apportera?
M.M.: Vous allez l’inventer.
F.G.: Je ne sais pas ce qui va me rendre heureuse. J’ai fait une psychothérapie pendant un an, et j’ai arrêté parce que je pensais que je n’en avais plus besoin. Cela m’a aidée, c’est même extraordinaire. Cela m’a beaucoup aidée à comprendre pourquoi j’étais si différente de ma famille. J’ai proposé à mes enfants après la mort de leur père, de voir quelqu’un, mais ils ne veulent pas, ils disent : « On n’est pas fous. »
M.M.: Est-ce que leur avenir vous inquiète ?
F.G.: Je sais qu’il ne faut pas, mais je crains de ne pas savoir les aiguiller. C’est une grosse responsabilité.
M.M.: Que souhaitez-vous maintenant ?
F.G.: Michel disait toujours la même chose : « Le bonheur pour tous. » Je trouvais ça idiot puisque ça n’avait aucune chance de se réaliser. Evidemment, on souhaite le bonheur de son entourage, tout au moins. Mais pour moi, je souhaite surtout, avec le temps, devenir plus sereine. C’est le chantier dans ma tête, c’est fatigant, très fatigant. Je voudrais que cela s’arrête. D’une certaine manière, j’aspire au repos, même en sachant que je vais m’ennuyer.
M.M.: Les sages disent qu’ils ne s’ennuient pas.
F.G.: Je suis en grande admiration devant les moines tibétains, le dalaï-lama, etc. Je voudrais atteindre cette sagesse, arriver à un truc comme ça, mais ça ne sert à rien d’y penser, on ne peut rien prévoir.
M.M.: Vous parlez avec franchise et confiance, comme vous ne l’auriez jamais fait avant. Cela correspond à quoi ? A un plaisir ? A une envie de rencontrer encore des gens ? Ou à une plus grande ouverture de vous-même ?
F.G. : A un besoin de m’affirmer, je crois. La psychothérapie pendant un an m’avait déjà changée. Et après la mort de Michel, cela a été à la vitesse grand V.
M.M.: Vous avez réagi en force et en ouverture, alors que cela aurait pu vous affaiblir et vous enfermer.
F.G.: C’est comme si je m’étais préparée à pouvoir affronter ça. J’ai retrouvé une photo extraordinaire de Michel et moi. Je suis tellement déterminée sur cette photo, et lui comme s’il était déjà ailleurs et qu’il me disait : « C’est à toi. » Michel ne savait pas qu’il allait partir, mais il faisait mille choses comme s’il n’avait pas de temps.
M.M.: Vous êtes retournée dans votre maison de Ramatuelle, là où Michel est mort.
F.G.: Oui. J’étais un peu la folle de la colline, cet été. A chaque fois que quelqu’un rentrait dans la maison, je posais toujours la même question : “Est-ce que tu penses qu’il y a quelque chose après la mort ?” J’y étais retournée pendant l’hiver, cela ne s’était pas mal passé. A part Noël, bien sûr. Il n’y avait pas de feuilles, il faisait froid, le feu dans la cheminée. J’y suis retournée en juillet, mes enfants ont une passion pour cet endroit, mais, là, cela ne s’est pas passé du tout de la même façon. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, j’y ai pensé. Cela a été atroce, mais je voulais être avec mes enfants pendant six semaines.
M.M.: Vous auriez pu aller dans un autre endroit ?
F.G.: C’est là qu’ils voulaient aller. Eux, n’ont pas vécu les choses dans cet endroit, comme moi. Cela n’est pas lié à des souvenirs précis.
M.M.: Les enfants, c’est en même temps ce qui oblige à vivre, mais cela peut être aussi très lourd.
F.G.: Cela dépend des moments. En ce moment, j’ai besoin de me rapprocher d’eux alors qu’il y a eu un moment où j’avais besoin de m’éloigner. Je le faisais d’ailleurs, parce que si j’ai compris une chose, c’est que quand on est heureux, on rend ses enfants heureux. Pendant cette année, après la mort de Michel,je ne suis pratiquement pas sortie de chez moi. La maison était ouverte.
M.M.: Vous aimiez ça.
F.G.: Les enfants aimaient ça surtout. Avec ma maladie, je me suis un peu recroquevillée. Je peux le dire maintenant, dire et je pèse mes mots, que le jour le plus malheureux de mon existence, c’est le jour où j’ai pensé que mes enfants allaient être orphelins. Je pèse mes mots, oui, parce que je déteste que ça se soit passé ainsi, mais à la mort de Michel, j’étais là encore. Là, les enfants pouvaient nous perdre tous les deux. C’était insoutenable. Vous voyez, on pleure ensemble. Mais je suis guérie et je vais faire entendre l’œuvre de Michel. J’ai de la chance, il m’a laissé tant de choses à faire. Je plains les personnes qui perdent quelqu’un qui ne leur laisse rien. Moi, j’ai tout, et j’ai vécu dix-huit ans, tous les jours, avec lui. On ne se quittait pas, on aimait vivre comme ça. C’était un bonheur d’entendre sa musique. Ce bonheur-là, je le garde et je peux aussi le donner aux autres.
Magazine : Marie Claire
Article et propos recueillis par Michèle Manceaux
Date : Décembre 1993
Numéro : 496