La pochette du dernier 45 tours de France Gall traduit peut-être un léger désir de mutation : le petit jouet blond y est photographié avec casquette style Castro et lunettes rondes à monture légère genre intellectuelle trotskyste.
La jolie petite a maintenant 24 ans mais, comme tous ceux de sa génération, possède une pondération, un sens du raisonnable digne d’un P.D.G. d’âge mûr.
Elle vit, à Paris, dans un vaste appartement de l’avenue Victor Hugo. Vieux meubles familiaux, fumet bourgeois, standing, confort. Deux chiens vous accueillent – terme impropre, s’il en est – en aboyant fermement. Un épagneul caramel nommé Problème, un petit chien frisé noir baptisé Nougat. Elle leur parle avec tendre componction, comme pour se faire pardonner ses innombrables absences.
C’est que, si elle a toujours l’air d’une fragile petite poupée, France Gall · n’en mène pas moins l’existence ambulante d’un gros industriel en ferrugineux.
Elle sort d’un voyage de promotion au Canada, en a profité pour faire un saut de puce à New York, voir de près ce qui s’y passait. Elle est émerveillée :
– Je suis allée au Madison Square Garden. Gigantesque salle de spectacles (artistiques ou sportifs) de 20.000 places. C’était plein, comble, bondé. Sur scène, pendant des heures, des chanteurs, des groupes, des orchestres, de tout. Et dans la salle, tous ces jeunes Américains, moi, je les trouve formidables. Ils sont calmes, cools. Quel que soit l’artiste qui se produit sur scène, qu’il soit grandiose ou médiocre, ces jeunes se taisent, écoutent. Ils ont le respect du travail. Ils sont très « peace and love ». Il est vrai que ça fume beaucoup d’herbe là-dedans. C’est peut-être une des raisons de leur extraordinaire sérénité. ,.
Vedette n° 1 … Au Japon.
France Gall est une sorte de cas dans son métier. Si on n’entend pas beaucoup parler d’elle pendant un temps, ne pas en déduire qu’elle est terminée, ou qu’elle s’est mise à la tapisserie, exclusivement.
C’est qu’elle fait un « malheur », ailleurs. Au Japon, par exemple, où on l’appelle « the little french doll », elle a été, pendant deux années consécutives, première au Hit-parade. Numéro 1, vraiment, avant tout le monde, même les Beatles. « Poupée de cire, poupée de son », en japonais, s’il vous plait, faisait vibrer la population entière il y a de ça cinq ans environ. Depuis, elle y est toujours une sorte d’institution para-nationale.
Son aspect attendrissant, sa petite voix friable comme celle d’un adolescent en mue perpétuelle, ne sont pas tout. La besogne la plus incessante ne lui fait pas peur :
– Quand je suis à l’étranger, je reste dans le pays en question suffisamment longtemps pour faire des shows de télévision. Je travaille la langue du pays, phonétiquement, pendant des mois. Ça ne m’intéresse que très peu d’être numéro 1 dans mon pays. Ce qu’il me faut, c’est conquérir.
Au Japon, on a fondu devant ce bébé à la blondeur émouvante :
– Les Japonaises ne peuvent pas se décolorer. Leurs cheveux, trop noirs et trop râblés, ne prennent pas la couleur. De plus, quand je suis arrivée chez eux, la première fois, je portais la mini-jupe, audace qu’ils n’avaient encore jamais vue.
Soudain, le coup de pompe.
Parmi ses prises de guerre, la plus assujettie : l’Allemagne :
– J’y suis allée tant de fois, j’ai chanté tant de chansons en allemand (toujours en fraudant, puisque c’était en allemand phonétique) qu’ils finissent par me croire des leurs. Un jour, à Berlin, un grand show télévisé se divisait en deux parties. En première, les artistes allemands, en seconde les étrangers, parmi lesquels Myriam Makéba, Sylvie Vartan et Mireille Mathieu. Moi, d’emblée, ils m’ont mise parmi les nationaux.
Et puis, à force de bourlinguer, d’aller et venir, de ne plus exister que sous le signe de la valise, elle a eu ce qu’elle appelle chastement un petit problème. C’était l’année dernière. A 23 ans, elle s’offrait une belle dépression de vieux routier parce que :
– Ras le bol … J’ai eu brusquement envie de vivre pour mon compte personnel. De dormir tard. Traîner. J’ai arrêté les tournées en France. Je n’ai plus fait grand-chose.
Elle a voulu, un temps, cesser de regarder des avions dans le blanc de leurs réacteurs. Le Boeing était devenu, à force, sa vision la plus familière, et pourtant…
– J’ai une peur bleue de voler, mais il n’y a pas d’autre solution. D’ailleurs, j’ai le sentiment que ma frousse me protège. Pour aller à Montréal, l’autre jour, j’ai pris un « 747 ». C’est monstrueux, fantastique. Pour revenir, je n’ai eu droit qu’à un « 707 ». Ça m’a semblé vétuste, décevant, minable. Comme un vieil autocar de province.
Il existe aussi l’aspect positif de cette vie de dément … Née dans une famille bourgeoise (André Gall, son père, est auteur de chansons depuis fort longtemps) France Gall s’est, elle-même, gagné une petite fortune. Et s’il lui fallait s’en passer ?
– L’argent m’est indispensable. Je ne pourrais plus vivre sans lui. On n’envie pas ce qu’on ne connaît pas. Mais moi, je connais … ou alors, il me faudrait changer radicalement de vie. M’installer à la campagne. M’offrir, gratuitement, ce luxe extrême : l’air pur. Mais, être pauvre à Paris …
Elle en frissonne d’horreur.
De France Gall, sur le plan sentimentalo-émotif, pas grand-chose à murmurer. Elle fut, un temps, liée à Claude François. Depuis quelque temps, elle pratique Julien Clerc. Au zénith de leur liaison, il y a près de deux ans, ils avaient solennellement déclaré :
« Nous ne nous marions pas, parce que nous croyons à l’union libre »
– C’est qu’il fallait bien se résoudre à donner une version quelconque. Julien démarrait comme une fusée, il n’aurait pas été bienséant de ruiner son image de marque de jeune homme dégagé, souverainement indépendant, de novateur de la chanson. Car, à notre époque paradoxale, se marier, alors qu’on est l’illustration même du libertaire, ce n’est pas convenable …
– Il faudra bien tout de même que je me marie un jour, ne serait-ce que pour avoir des enfants. J’ai une passion quasi malsaine pour les bambins.
États-Unis, à nous deux !
France et Julien sont tantôt amants, tantôt amis. La preuve : Clerc a participé au dernier disque de France et lui a écrit « Chasse-neige ». Pour elle, en dehors même de toute considération de penchant personnel, Julien Clerc est le « numéro 1 », expression élue de cette génération. A chaque tour de phrase, France emploie aussi le mot « colossal », peu usité en français courant, mais séquelle directe du « Kolossal », familier en allemand. Même si ce n’est que d’une manière phonétique, la fréquentation d’une langue ne se fait pas impunément.
– C’est étrange, ce tic que j’ai. D’autant que le son guttural de ce langage me le rend plutôt astreignant. Je préfère de loin chanter en japonais, c’est si doux, ou en italien, c’est tellement plus accessible pour les latins.
Aujourd’hui, France Gall prémédite une nouvelle destination : le marché anglosaxon. Avec sa frimousse à sucer : des « sucettes à l’anis », (un de ses tubes, composé par Serge Gainsbourg) elle a étudié ses probabilités sur ce nouveau terrain. Elle a, d’abord, changé de maison de disques (pour la énième fois) et appartient maintenant à la Kiney, maison américaine trustant plusieurs compagnies de disques et dirigée, à Paris, par Daniel Filipacchi. Elle part, le mois prochain, pour Londres, se fait confectionner quelques chansons en anglais, les travaillera à fond et cherchera à amadouer l’Angleterre, puis les Etats-Unis.
– Avec un style un peu copié sur le leur, tout en conservant ma facture de française type, ça plaît. Je ne songe pas à y devenir une star, parce que je suis lucide. Je veux simplement essayer de faire mieux que les autres Français, là-bas.
Hallyday ? Connais pas !
A son avis, seul Maurice Chevalier a atteint la gloire américaine. Les autres, tous les autres, n’ont la célébrité américaine qu’en Europe. Soyons plus clairs : si, par exemple, Mireille Mathieu fait une tournée et une télé en Amérique, on en parle surtout en France. Là-bas, elle demeure une obscure parmi tant d’autres …
C’est assez vrai : demandez à un Américain ce qu’il pense de Johnny Hallyday. Son impuissance à vous répondre est révélatrice : il n’en a probablement jamais entendu parler.
Et pourtant, ce n’est pas faute, de la part des chanteurs, de s’y être évertués. France, elle a le temps, les moyens et· une patience séraphique. Elle y mettra le temps qu’il faudra et en cas d’échec, elle n’aura personne à récriminer, pas même elle-même, et se fera rapidement une raison.
Des projets immédiats de scènes de music-hall, sans retransmission télévisée à la clé, il n’y en a pas des masses :
– Je n’ai jamais vraiment eu de répertoire qui me comble. L’Olympia, peut-être, pour l’année prochaine, ou celle d’après. Mais pas en vedette, même si on me le propose.
Vieillards avant l’âge.
Une clause supplémentaire est spécifiée dans tous ses contrats : ne jamais travailler un Noël ou un jour de l’an.
– Et pourtant, ce sont des occasions où on vous double le cachet. Mais c’est trop triste. Je ne veux pas chanter avec le cœur gros, ce serait truquer. Jamais je ne fais ce qui m’ennuie.
C’est à Bruxelles qu’elle avait étrenné « Sacré Charlemagne » à ses débuts. Elle ne voulait pas le chanter, son ton de gaminerie l’embarrassait. Elle s’y est tout de même résignée. Six mois plus tard, 800.000 Charlemagne étaient vendus.
France Gall, comme tous les jeunes gens de son âge et de sa profession, montre en tout une auto-détermination, une maturité spectaculaires. Pour le moment, c’est impressionnant. Mais, le vrai âge mûr venu, ça donnera quoi ?
Des « préservés », ou des vieillards avant la lettre ? Ou alors, leur adolescence, la vivront-ils plus tard, puisqu’il faut bien, un jour ou l’autre, que « jeunesse se passe » ?
S’ils attendent trop longtemps, ils risquent cette affection un peu particulière qu’on appelle « retomber en enfance ».
NDLR : on peut noter que la photo de couverture a été inversée car le grain de beauté de France Gall se trouve à droite.
Magazine : Le Soir Illustré
Par Odile Grand
Date : 23 décembre 1971
Numéro : 2061