Deux garçons passent chacune de leurs journées auprès de France Gall.
L’un est blond et mathématicien, c’est Patrice. L’autre est brun et musicien, c’est Philippe.
Ils ont tous les deux dix-neuf ans, et sont jumeaux. Ce sont les deux grands frères de la famille Gall, chargés de veiller sur leur petite sœur chérie et… célèbre. Elle vous parle d’eux, ils vous parlent d’elle, sans détour, en toute liberté.
France : « C’est comme si j’avais deux enfants. »
Il y a une petite idée qui, parfois, me vient à l’esprit et bizarrement me trouble : c’est celle qu’un jour je me marierai sans doute, et devrai vivre loin de Patrice et Philippe. Mes deux frères et moi, c’est peu dire que nous nous adorons : à l’inverse de ces enfants d’une même famille qui, lassés par la vie en commun, finissent par ne plus se voir ni se parler, ni même se soucier des activités d’autrui, Patrice, Philippe et moi gardons avec obstination « le contact ».
Ils sont jumeaux, nés tous deux le 30 mai 1946 au petit matin. Pourtant, l’un est brun, avec des yeux très noirs, l’autre est blond et son regard est plutôt clair ! L’un est timide, discret, tendre ; l’autre est drôle, batailleur.
Le premier (ce timide au regard sombre), c’est Philippe. Mes rapports ont toujours été, vis-à-vis de lui, ceux d’une petite fille face à un grand garçon, à un être sérieux, réfléchi, protecteur. A l’âge de six ou sept ans déjà, si l’on me grondait, si quelque chose n’allait pas, je ne connaissais qu’un refuge, qu’un point de repère : je me précipitais dans « la chambre des garçons », et je racontais tout à Philippe. Il savait me consoler ; il me cajolait, me disait des tas de mots gentils, me racontait des histoires extraordinaires qui me faisaient rêver …
Aujourd’hui, rien n’a changé : Philippe est toujours mon grand confident. D’ailleurs, je ne pourrais pas faire le métier qui est le mien s’il ne m’y aidait beaucoup : il s’occupe de ma « sono » lorsque je chante, de mes rendez-vous avec les journalistes ; il prépare avec moi toutes mes émissions de radio. Comme mon travail ne me laisse guère de temps vraiment libre, je vois Philippe toute la journée, mais je ne lui parle que très peu … Je voudrais profiter de l’occasion présente, pour lui avouer que cela me chagrine. J’ai encore tant de choses à lui raconter ! tant de conseils à lui demander ! En tout cas, que mon futur mari (s’il existe) se tienne pour prévenu : quoi qu’il puisse m’arriver je ne passerai pas une semaine sans voir Philippe. Patrice, lui, est très différent. Je ne riais presque jamais avec Philippe, lorsque j’étais petite fille ; avec Patrice, je me rattrapais. Nous avons toujours été les deux enfants terribles de la maison. Les batailles de polochons ; les croûtons de pain qui volent à travers la table ; les coups de poing et de pied, et les larmes, et les rires, et les farces – tout le côté agité et bruyant de l’enfance, c’est avec Patrice que je l’ai connu. Aujourd’hui, Patrice est toujours un garçon vif, « chamailleur » ; et comme il est assez mignon, comme il a dix-neuf ans et un charme formidable, toutes les filles que je connais sont folles de lui. Les filles qui sortent avec Philippe, je ne les rencontre pas, en général ; je sais qu’il y en a un certain nombre, et qu’il a au moins autant de succès, de ce côté-là, que Patrice ; mais sa nature discrète fait qu’il les montre moins … Là encore, l’opposition entre les deux est nette : la douceur est chez Philippe, l’éclat chez Patrice.
Et, direz-vous, quel est mon rôle entre eux deux ? Eh bien, il est double. D’une part je suis « leur petite sœur chérie », celle qu’ils couvent, qu’ils protègent, qu’ils surveillent. De l’autre, je suis un peu leur seconde maman… Je ne supporte pas qu’ils aient jamais le moindre ennui, la moindre inquiétude. Il y a quinze jours, Patrice a soudain été malade ; il n’avait pas de fièvre, mais il ne voulait ni boire, ni manger, ni parler. Cela a passé. Mais pendant deux semaines, moi, je n’ai pas dormi.
Souvent, des amis me font la remarque suivante : « C’est drôle, on dirait que tu t’entends mieux avec Patrice qu’avec Philippe. » C’est faux ; et tout ce que je viens de dire devrait leur servir d’explication. Avec Patrice, c’est mon côté joyeux, effervescent, qui joue d’abord ; avec Philippe c’est ma nature secrète. Sans l’un, ou sans l’autre, je ne serais plus tout à fait moi-même. ··
Ce que Philippe dit de France
« Pour moi, France n’existe pas : je ne connais que « Babou ». Ce surnom, Patrice et moi le lui avons donné alors qu’elle n’avait pas huit ans ; nous n’avions le choix qu’entre « Babelle » et « Babou », notre imagination s’étant arrêtée à ces deux diminutifs du second prénom de France, Isabelle. C’est « Babou » qui est resté. Allez savoir pourquoi.
Comment vois-je Babou ? Comme une petite fille fraîche, légère, innocente ; c’est stupéfiant, parfois, cette innocence de France : lorsqu’elle doit entrer en scène, par exemple, elle n’a jamais peur, elle ne paraît pas le moins du monde inquiète. Au contraire : on la voit qui tourne et virevolte, dans les coulisses, tellement jolie dans sa robe de mousseline ; elle va d’une loge à une autre, parle avec deux ou trois personnes puis, soudain, quitte l’arrière-plateau et passe sur la scène, salue le public avec gaieté … Aucune transition ne lui est nécessaire. Elle semble vivre dans une sorte de tranquillité définitive, qui me donne parfois le vertige.
Lorsqu’elle chante, je m’occupe de sa « sono » ; elle ne saura jamais combien de fois j’ai été tourmenté à cause d’un fil de micro qui s’enroulait autour de son pied, ou parce que les éclairages étaient sur elle mal réglés … Une fois, je lui ai dit : « Ce doit être affreux, de se trouver face à tous ces gens quand on est aussi fluette que toi ! »
Elle a pris ma phrase pour une moquerie et m’a donné une grande claque. Nous n’en avons jamais reparlé.
Ce que France me dit, tant à propos de mon travail que des filles que je vois, ou de mes boutons de manchette, je l’écoute toujours avec attention. Et j’en tiens compte. Je pense que s’il me fallait définir Babou, je dirais d’elle : « C’est la dernière petite fille qui ait la chance de croire aux fées. » Et n’at-elle pas raison ? Les fées l’ont, jusqu’ici, beaucoup gâtée. »
L’avis de Patrice : « France est un ange. »
« Tout petits, nous faisions, France et moi, l’effroi de toute la famille tant nous nous agitions. France a toujours été pour moi une sorte de garçon, de copain drôle et énergique, plus qu’une petite fille.
Rien n’a changé. Le « matheux » que je suis devenu (me voici aujourd’hui élève d’une classe de mathématiques supérieures) a la même joie que le gosse « chamailleur » de naguère à passer des heures en compagnie de sa sœur. France a une qualité rare : avec elle, on ne s’ennuie jamais. Elle bouge sans cesse, elle est active, elle sait amuser et s’amuser … Elle a toujours aussi une aventure à vous raconter ; il lui est toujours arrivé « quelque chose d’extraordinaire » – et le plus souvent, c’est vrai.
Quand on m’apprit que France allait enregistrer son premier disque, je ne fus pas tellement surpris ; quand ce disque devint un succès, je ne le fus pas plus. France fait partie de ces filles qui ont sans cesse « la chance avec elles ».
– Comment fais-tu pour être toujours aussi détendue, aussi contente ? lui demandait un journaliste.
– Je dors, je mange, je bois, je travaille, et j’écoute de la musique ! répondit-elle. Il n’y a là aucun secret. Si, il y en a un : Babou est un ange : et les anges sont trop légers, trop jolis pour subir la moindre difficulté, dans quelque domaine que ce soit. Philippe vit sans cesse auprès d’elle : moi, je la vois beaucoup moins. Je ne m’occupe absolument pas de ses activités professionnelles. Mais cela m’est une vraie fête, lorsque je me trouve clans mon bureau, qu’une charmante jeune fille, ma sœur, y entre certains soirs pour me dire :
– Patrice … je ne te dérange pas ? Dès que tu auras une minute, viens dans le salon. J’ai rapporté ma nouvelle bande, du studio, pour que tu l’écoutes. Donne-moi ton avis.
Magazine : Mademoiselle Age Tendre
Interview par Guy Abitant
Avril 1965
Numéro : 6