Une vie de lumière et de douleur

Décidément, les sixties ont la gueule de bois et le cancer ravageur.

Les artistes de cette époque s’éteignent les uns après les autres. Après la disparition de Johnny Hallyday, c’est France Gall qui nous quitte, à l’âge de 70 ans. En décembre dernier, elle avait été hospitalisée pour une infection sévère. Avec ces deux chanteurs, un sentiment d’insouciance et un morceau d’histoire populaire disparaissent. Souvenez-vous, en 1965, alors que Charles de Gaulle s’apprête à rempiler pour un second septennat et qu’avec lui une chape de plomb s’abat sur la société, une gamine blonde susurre à l’oreille des Français : « Mes disques sont un miroir/ Dans lequel chacun peut me voir/Je suis partout à la fois/ Brisée en mille éclats de voix … » France Gall a 18 ans et va rafler l’Eurovision avec cette Poupée de cire, poupée de son, écrite par un certain Serge Gainsbourg. L’époque des yéyé bat son plein. Edgar Morin, l’inventeur du mot, écrit au sujet de ce mouvement: « Il y a un message d’extase sans religion, sans idéologie, qui nous est venu par une prodigieuse injonction de sève noire, de négritude déracinée, dans la civilisation américaine … »

France Gall va, elle, poursuivre sa route, aux côtés de Michel Berger. Et n’hésitera pas à s’investir dans de nombreux combats, entre autres pour les pays africains, comme pour faire mentir Edgar Morin. Mais la mort de son mari puis celle de sa fille Pauline l’avaient profondément meurtrie. En 2009, elle confiait à VSD: « Le bel âge que je traverse me donne des envies de silence. » La voilà désormais exaucée.

L’adieu à France Gall par Patrick Talhouarn, rédacteur en chef adjoint de VSD.


De la naïve Lolita chantant Gainsbourg à la femme épanouie interprétant Michel Berger, elle a traversé trois décennies de chanson française.

Après de longues années de réclusion, France Gall s’est éteinte des suites d’un cancer. Elle avait 70 ans.

Une idée reçue veut que les idoles yéyé n’ont enregistré que des adaptations de succès anglo-saxons. France Gall est le parfait contre-exemple de cette règle. S’en remettant aux mains de son paternel, Robert Gall, mais également de Serge Gainsbourg ou encore d’Alain Goraguer, elle se construit un répertoire original, car sans concession à cette invasion étrangère et faisant preuve d’un véritable savoir-faire en la matière. Il y a dès ses premiers disques, en 1963, alors qu’elle n’affiche qu’un petit 16 ans, des jolis moments de fraîcheur pop sur lesquels le temps n’a aucune prise, accompagnés de sucreries acidulées et autres ballades romantiques :

Mes premières vraies vacances, N’écoute pas les idoles, Ne dis pas aux copains, Ne sois pas si bête … La liste est longue.

Née dans le 12e arrondissement de Paris le 9 octobre 1947, Isabelle (pour l’état-civil) Gall est une enfant de la balle. Son père, Robert, chante et compose pour Charles Aznavour (La Mamma), Édith Piaf (Les Amants merveilleux) et quelques autres. Sa mère, Cécile Berthier, chante aussi, elle est elle-même la fille de Paul Berthier, cofondateur des Petits Chanteurs à la croix de bois. Après avoir souvent manqué l’école pour accompagner son père dans les coulisses de spectacles auxquels il participe, Isabelle fonde un orchestre avec ses deux frères, Patrice et Philippe. Son père lui suggère d’aller voir l’éditeur Denis Bourgeois pour lui chanter une reprise de Charles Aznavour, Donne tes seize ans. Bingo ! Elle est illico engagée chez Philips, ses parents signent le contrat car la belle est encore mineure. Son premier 45 tours sort en 1963 et Isabelle y devient France, histoire qu’on ne la confonde pas avec l’autre Isabelle maison, Isabelle Aubret. Son répertoire sera celui d’une succession de chansons formatées pour la radio, qui enthousiasment la génération des copains. En quelques semaines, mademoiselle Gall est propulsée au même rang que les Françoise Hardy, Sheila et autres Sylvie Vartan. Et France est sélectionnée pour le grand prix de I ‘Eurovision, retransmis en direct le 20 mars 1965. Note : c’est sous bannière luxembourgeoise qu’elle chante, Guy Mardel concourant pour la France avec un titre lui aussi promis à l’immortalité, N’avoue jamais. France Gall remporte la timbale devant 150 millions de téléspectateurs, grâce à une mini-symphonie au rythme endiablé Poupée de cire, poupée de son, mitonnée par Gainsbourg. Un morceau de génie pour beaucoup, une atrocité pour d’autres, notamment les musiciens de l’orchestre qui ne supportent pas le rythme de cavalerie imposée par le compositeur pygmalion.

Cette chanson est un tsunami musical que la demoiselle va interpréter en allemand et en anglais. À l’époque, il s’en vend deux millions d’exemplaires. Mais son compagnon d’alors, Claude François, est furieux. Égocentrique et jaloux, au lieu de féliciter sa chère et tendre, il la largue sur l’air du « T’as gagné l’Eurovision ? Tu m’as perdu !» Deux ans plus tard, cette rupture violente inspirera au chanteur les paroles de Comme d’habitude. Beau succès qui connaîtra une seconde vie encore plus époustouflante en étant traduit en anglais et chanté par Frank Sinatra, Paul Anka et des centaines d’autres : My Way. Mais c’est une autre histoire.

Poupée de cire … donne son nom au deuxième album de la chanteuse, sur lequel figure l’imparable Sacré Charlemagne. Une création de son père et de Georges Liferman qui fera le tour du monde, et deviendra un hymne pour donner du courage aux chères têtes blondes de dizaines de pays, alors que l’empereur d’Aix-la-Chapelle n’est en rien l’inventeur de l’école. Là encore, deux millions d’exemplaires vendus. Là-dessus, Serge Gainsbourg offre à sa Lolita les sulfureuses Sucettes … qu’elle chante très naïvement au premier degré – elle n’a que 19 ans. Ce titre marque la fin d’une époque car France Gall, comme tous les yéyé, souffre de l’arrivée de chanteurs plus « adultes », tels Jacques Dutronc, Michel Polnareff ou Julien Clerc, qui devient son compagnon. Après un léger creux et une mini-carrière outre-Rhin, elle confie la suite des événements à un certain Michel Berger : il a produit les deux premiers albums de Véronique Sanson et vient de redonner un second souffle à une autre chanteuse yéyé, Françoise Hardy, avec Message personnel. Heureux choix.

Pourtant, Berger hésite. France Gall ne fait pas partie de son univers et il est atterré par le niveau des compositions qu’elle accepte de chanter. Mais il veut bien essayer. Contre toute attente, elle devient alors son égérie. Mieux : sa compagne et elle l’épouse le 22 juin 1976. Ils auront deux enfants Pauline (née en 1978) et Raphaël (né en 1981). Ce sont des années de bonheur et France pense quitter le métier pour se consacrer à sa petite famille, ce qui provoque l’ire de son mari.

Dans les années soixante-dix, Berger lui écrit du sur-mesure de très haut vol. Une variété de qualité qui permet à la jeune femme de garder un éternel air mutin idéal pour conjuguer pop anglaise et chanson française quatre étoiles. Le prémonitoire La Déclaration d’amour est leur premier succès. Suivront Musique, Si, maman si, Viens je t’emmène ou Il jouait du piano debout (en hommage à Jerry Lee Lewis et pas à Elton John – avec qui elle chante à la même époque Donner pour donner), Résiste, Débranche ou encore Hongkong Star … Tous deux participent à de nombreuses œuvres de charité musicale (Chanteurs sans frontières, SOS Éthiopie) et de charité tout court via l’association Mali Action Écoles, opération visant à financer des microcrédits pour lutter contre la famine. Ils dédient une chanson, Babacar, à une jeune Africaine mère célibataire,

Las, les histoires d’amour finissent mal, en général. Le 2 août 1992, Berger s’écroule, foudroyé par une crise cardiaque. Dans les mois qui suivent, on diagnostique à France un cancer du sein … Cinq ans plus tard, leur fille Pauline, atteinte de mucoviscidose, s’éteint le 15 décembre 1997. Elle avait 19 ans. La chanteuse fait alors vœu de silence. Elle se retire, s’efface progressivement de la vie sociale.

Pendant vingt ans, elle vit entre le 16° arrondissement de Paris et son Sénégal d’adoption. Quasiment recluse. Et lorsqu’elle assiste au retour de Michel Polnareff sur une scène parisienne, elle attend que toutes les lumières de Bercy soient éteintes pour regagner son siège, protégée sous une capuche. C’était en 2007. Cinq ans plus tôt, elle avait consacré un livre à Michel Berger, l’amour de sa vie, Si le bonheur existe, réactivant sa vieille brouille avec l’autre groupie du pianiste, Véronique Sanson. Les dernières nouvelles publiques de France Gall datent de 2012 quand est montée Résiste, une comédie musicale dédiée à ses années Berger, justement, avec des comédiens pour jouer le rôle du couple emblématique. Son ultime triomphe. France Gall s’est éteinte dimanche dernier à l’Hôpital américain de Neuilly. Elle avait 70 ans. Par Christian Eudeline


Ses confidences à VSD

Alors réfugiée dans l’ombre, France Gall était sortie de son silence en recevant VSD dans son loft de la plaine Monceau, en 2009. Pour évoquer les 30 ans de Starmania, l’opéra rock de Michel Berger et Luc Plamondon, mais aussi ses bonheurs et les fracas de son existence. Extraits.

VSD. Ces trente années ont-elles passé vite ?

France Gall. Pas du tout. J’ai eu mille vies, de bonheurs, de drames, de musique … Et ma vie, aujourd’hui, est tellement différente. Je passe en général quelques mois au Sénégal, souvent l’hiver.

Vous êtes peinarde ?

Je ne suis jamais peinarde. Dès que quelqu’un accoste sur l’île de N’Gor, un enfant ou un pêcheur lui propose de lui « montrer la maison de France Gall ». Et, deux fois par jour, un guide relate ma vie, enfin plutôt n’importe quoi, comme « c’est ici qu’elle a guéri ses maladies ». Je lui ai conseillé d’aller la raconter devant la maison d’à côté ! Ce que j’y aime, c’est le retour vers le passé de ce lieu où l’on prend son temps, où je vis avec les vagues, l’eau, le vent, les oiseaux, l’océan.

Michel Berger a été emporté par une crise cardiaque en 1992, votre fille Pauline par la mucoviscidose cinq ans plus tard. Comment se reconstruire après de telles épreuves ?

Je me suis beaucoup reconstruite dans cette maison perdue au milieu de la mer, sans électricité, J’ai découvert cette île en 1968. Depuis, j’y suis toujours revenue. Il y avait une ferme normande à vendre, ça m’a fait tellement rire d’aller aussi loin pour trouver des colombages. Après la perte de Michel puis celle de ma fille, j’ai aimé la manière dont les femmes m’ont accueillie, sans un mot, en se couvrant le visage de leur boubou. Une magnifique façon de montrer leur peine.

Quelles sont vos clés du bonheur ?

Le bel âge que je traverse me donne des envies différentes qui passent par la douceur, le silence. Je n’en peux plus des gens qui parlent sans cesse, remplissent les espaces. Aujourd’hui, en choisissant l’ombre, j’écoute ma nature profonde. Même si j’étais portée par l’amour du public, par mon métier, je me suis fait violence pour être dans la lumière. Je ne sors pas de chez moi, c’est une enveloppe où je me sens protégée du fracas de la vie. J’ai retrouvé une liberté. Je fuis les contraintes, seules une quinzaine de personnes ont mon numéro de portable.

Vous avez arrêté de chanter avant vos 50 ans …

Je ne me suis pas consolée de la même manière du départ de Michel et de celui de Pauline. Chanter m’a aidée, je me suis noyée dans la musique, le public. Pauline … non, ça m’a donné envie de me taire.

Êtes-vous nostalgique de votre vie d’avant ?

Pas du tout. Cette vie je l’ai eue, je l’ai connue, je l’ai aimée. Et mon rêve absolu était d’avoir des enfants.

Quelles sont les valeurs que vous transmettez à votre fils Raphaël ?

Les enfants sont imprégnés de ce qu’ils voient. Raphaël comprend la différence devant ses copains dévastés quand ils sont confrontés à la mort. À la vue d’une photo de son père ou de sa sœur, lui ne l’est pas.

Le temps qui passe est-il un ami ?

La jeunesse, c’est la beauté mais l’ignorance. Vieillir, c’est l’expérience. Chaque soir, je remercie pour la journée passée. Je n’ai pas toujours remercié, j’ai dit aussi : « Ce n’est pas possible », on essaie de comprendre … Et j’ai compris qu’il faut accepter ce dont on n’est pas responsable, Comme le fait que, depuis sa mort, Pauline ne souffre plus de sa maladie. Je suis ouverte à la vie. La rencontre avec Michel, c’est une histoire unique. Qu’une personne que l’on aime écrive les mots qui nous correspondent exactement. Ca donne une force I Ce n’était pas le hasard. Le hasard, ce mot que Dieu a inventé pour passer incognito.

Par Laurence Durieu

Magazine : VSD
Date : du 10 au 17 janvier 2018
Numéro : 2107

Merci à Elisabeth.

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