Les bonheurs fragiles (Presse)

Michel, à qui on demandait un jour pourquoi il m’avait épousée, a répondu : “Pour sa force”.

II en fallait pour être une vedette de 16 ans qui se produisait sur scène plutôt que d’aller en surprise-partie. II en faudra pour refuser le rôle qu’on voulait continuer à lui faire jouer, a 20, quitte à affronter une traversée du désert. Puis pour remonter sur scène après la disparition de Michel Berger, son amour, son allié. II en faudra enfin pour survivre à la mort de leur fille, Pauline. Mais France ne transigeait pas sur les principes :

« Je ne sais pas pourquoi tous les deux sont partis si vite, disait-elle. Mais je sais qu’il faut avoir confiance dans la vie, lui faire honneur. Et lui faire honneur, c’est être heureux. Depuis que je suis toute petite, je veux être heureuse. »

Douce France, si tendre, si fragile, et si forte.


Elle a gagné en assurance… Mais en gardant son style : la sincérité. « Pour moi, la scène n’est qu’une pièce de plus de ma maison. Je passe sans transition de ma cuisine au plateau. Je ne porte pas de costumes. Je suis habillée comme dans la vie. Je fais comme si j’allais diner avec des amis. »

Pendant trente-cinq ans, avec 26 disques écoulés a 20 millions d’exemplaires, son petit supplément d’âme traverse les générations. France Gall met un terme à sa carrière en 1997. « A la disparition de Michel, j’ai eu envie de continuer à chanter. A la disparition de Pauline, j’ai eu envie de me taire. » Ultime rêve en 2015, une comédie musicale pour redonner vie aux chansons que Michel lui a écrites: « Résiste ».

Une famille d’artistes

Une ruche au service de sa reine. Avec pour devise « En avant, toujours en avant, pour Babou », le diminutif d’labelle. Dans la famille Gall, tout le monde est musicien. Ses frères, les jumeaux, grattent la guitare, elle a un beau brin de voix … « Je n’avais pas décidé de chanter, mais simplement de ne pas redoubler ma troisième … ». Pour faire plaisir à Robert Gall, son père, ex-baryton devenu parolier, elle enregistre une chanson et change de prénom. En octobre 1963, mois de son anniversaire, France signe son premier contrat. « Ne sois pas si bête » passe en boucle a « Salut les copains ». Le 45 tours s’arrache a plus de 200 000 exemplaires, les lettres affluent par milliers, elle dira : « Mon univers familial s’est transformé en secrétariat. C’était très gai. »

Souvenirs d’en France : elle s’appelle encore Isabelle

Une poupée intrépide prête a tout pour se faire remarquer. « Je ne sais pas si j’étais une petite fille sage. Je crois que j’avais du caractère et une certaine autorité a cette époque. Mon père m’appelait « le petit caporal ». »

Elle partage la chambre de ses frères – de dix-sept mois ses ainés -, qui, pour l’énerver, l’appellent « la pisseuse » : « L’insulte suprême » se souvenait-elle. Qu’importe, elle les suit partout, s’impose dans leurs parties de foot, devient ainsi la meilleure joueuse de son lycée. Vers 13 ans, Isabelle leur propose de fonder un orchestre, Atlas. Ils jouent l’été sur les plages, l’hiver à Paris pour les anniversaires.

Papa-Maman, c’est tout pour la tendresse … et pour la musique.

Déjà célèbre mais toujours accrochée a ses parents. Son père, ancien premier prix de chant du Conservatoire, à viré à la variété pour distraire les militaires hospitalisés pendant la Seconde Guerre mondiale.

Puis il devient parolier pour Edith Piaf, Marie Laforêt, Hugues Aufray. Mais ce sont les paroles de « La mamma », inspirée par sa mère et choisie par Charles Aznavour, qui le font connaitre. Entre 1963 et 1970, il écrit plus de 30 textes pour sa fille dont « Sacré Charlemagne » : Sa mère, Cécile, est la fille d’un violoncelliste cofondateur des Petits Chanteurs à la croix de bois.

France Gall n’est pas pressée de quitter son cocon. Elle a 25 ans quand ses parents coupent le cordon : « Ils sont partis vivre ailleurs. Ils estimaient qu’il n’était pas très normal qu’à mon âge je vive encore avec eux. J’ai eu beaucoup de mal à me débrouiller seule. »

Le temps de l’innocence

« J’ai une voix de gamine et c’est probablement ce qui fait qu’on ne me prend pas toujours au sérieux. » II y a de la révolte derrière cette observation anodine. France voudrait qu’on lui demande son avis. Ainsi « Sacré Charlemagne », repris en chœur par les écolières : « Une chanson pour enfants, je l’ai détestée d’emblée. Mais c’est quand même sorti, et j’en étais malade. C’est dire à quel point je ne maitrisais pas la situation. » Les années yé-yé imposent leur loi. Son producteur lui présente Gainsbourg, un trentenaire qui cherche à séduire un public jeune. L’auteur du « Poinçonneur des Lilas » lui écrit « Poupée de cire, poupée de son ». Et la « marionnette » vend trois millions et demi de disques. Puis ce seront « Les sucettes » a l’anis. Et les larmes de France quand elle découvre qu’on se moque d’elle. L’ingénue fait ses classes.

La petite fiancée des français, par Yann Moix

On a l’habitude de quitter la France ; on a moins l’habitude que la France nous quitte. Cela tombait bien qu’elle se fit appeler « France ». Elle ressemblait au pays : beauté chipie, caprice chic, moue boudeuse. Une personnalité, du caractère. France Gall avait tout pour ne pas être une star : elle était normale. C’était cette normalité que nous aimions : la bonne copine en baskets, la camarade de fac, celle qui vient nous aider le week-end à refaire la peinture. On eût aimé partir avec elle au camping, faire de l’auto-stop.

Années 1960, 1970, 1980 : de « Sacre Charlemagne » à « Résiste » en passant par « Starmania », comédie musicale qui connut le succès jusqu’à New York, elle fut, avec Véronique Sanson et Françoise Hardy, notre bande originale féminine nationale. Elle avait toujours été là ; et serait toujours là. La France éternelle, c’était elle. D’abord baby doll dépassée par les évènements, quand elle chantait, avec candeur, remportant en 1965 l’Eurovision avec « Poupée de cire, poupée de son » ; ensuite, peste et égérie, qui sut faire tourner les têtes et briser les cœurs. Malgré sa petite taille, sa dimension devint doucement considérable. « Comme d’habitude », ce monument universel, lui est notamment consacré. Un peu comme Miou-Miou, elle faisait partie de ces « petits bouts de femme » qui s’avèrent plus fatales que les plus redoutables des vamps à talons.

Vinrent, ensuite, les années salopette : son duo mythique, musical, passionnel avec Michel Berger (ils apparaissent sur la fameuse photo de « Salut les copains » sans se douter de leur avenir), qui la choisit pour panser des plaies fraiches et devenir, pour pouvoir la garder, un grand compositeur.

France Gall eut toute sa vie la manie de faire se surpasser les autres à cause d’elle, par elle, ou pour elle. Quand on tombait amoureux d’elle, on composait des hymnes éperdus ; quand on se faisait quitter par elle, on composait des requiem désespérés. Cloclo ne se remit jamais de cette perte, dont il fit, pour se venger, un destin. France attendait, sans en avoir l’air, qu’un homme devenu génial par sa faute vienne lui proposer un minimum d’amour et un maximum de chansons. Elle n’était pas tant le réacteur que le carburant.

Son style ? Il balançait. Ses hanches, ses petits coups de pied latéraux, ses mouvements de nuque, sa façon de danser en regardant le sol comme si elle plantait un clou avec sa tête, tout en claquant des doigts, formaient une chorégraphie sur mesure a ce petit corps au grand talent. France était « rythmée » : « Samba mambo », « Babacar », « Tout pour la musique » sont faits pour bouger. Pour suer. Mais la mélancolie lui allait aussi comme un gant : « Si maman si », « Bébé, comme la vie », « Cézanne peint ». Son meilleur album fut sans conteste « Paris-France » (1980), qui ne contient quasiment que des chefs-d’œuvre, dont « II jouait du piano debout » (que l’écrivain Jean-Marc Roberts avait exigé qu’on passât lors de ses propres obsèques).

Née dans et par les yé-yé, France Gall incarne a jamais le virage des années 1970 aux années 1980, nos derniers instants d’insouciance, en quelque sorte.

Pour moi, sa plus grande chanson restera « Viens, je t’emmène » – on ne connaissait pas la destination exacte, mais on suivait France immédiatement. Elle s’intéressa vraiment au monde, à l’Afrique, et l’humanitaire n’était pas dans sa bouche un vain mot, une frime. Contrairement à tant d’autres, elle ne fit pas dix tournées d’adieu par an pendant vingt ans, mais tira sa révérence parce que l’envie n’y était plus. La perte de l’homme de sa vie, Michel Berger, terrassé par un infarctus en pleine partie de tennis en 1992, lui avait donné la force de continuer ; celle de sa fille, Pauline, atteinte de mucoviscidose, fit taire a jamais son swing éclectique. C’est dans l’avenir, là où habitent l’espoir et les rêves, qu’elle avait décidé de passer le reste de sa vie. La musique, les studios, la scène lui rappelaient trop les années mortes, les instants noirs et les êtres enfuis. Elle avait jadis triomphe d’un cancer, et ce cancer est revenu pour un rappel ; le dernier. Ce minois d’écureuil électrique, aux yeux noisette et ronds, appartient désormais a la mort, cette salope, qui n’aura pas la peau de tous ces refrains dont notre adolescence se souvient.

Tant que les chansons de France Gall s’écouteront, nos étés d’hier vivront, et nous avec, à bicyclette, à travers les campagnes. Tout pour la musique.

Des amoureux au Hit-Parade

Elle chante « N’écoute pas les idoles » … et s’amourache de la plus excessive d’entre elles, Claude François. Mais la romance vire à la tyrannie. Jaloux maladif, Cloclo supporte mal le succès grandissant de France. Le soir de sa victoire à l’Eurovision, en 1965, il l’appelle … pour rompre. Dispute passagère. Deux ans plus tard, c’est lui qui souffre. Leur histoire qui s’achève lui inspire l’un des plus grands tubes internationaux, « Comme d’habitude ». France se réfugie dans les bras de Julien Clerc, la star de « Hair » en pleine ascension. Dans leur ferme de Bourgogne, elle se sent pourtant délaissée. II faudra qu’elle le quitte pour qu’il mesure son attachement : « Souffrir par toi n’est pas souffrir ».

L’homme de sa vie

Si coup de foudre il y a, il est d’abord … musical. Michel a composé “Attends-moi” pour Véronique Sanson, qui vient de le quitter. En l’entendant a la radio en 1973, France est éblouie. « Cette chanson, j’ai eu l’impression que c’était moi qui l’avais écrite », dira-t-elle. Alors elle décide : c’est Berger, et lui seul, qui pourra la réinventer ! Elle force la rencontre, insiste. II tergiverse et finit par lui offrir, en mai 1974. « La déclaration d’amour ». Cent mille exemplaires écoulés en trois semaines. « La première fois que Michel m’a fait chanter, j’ai eu l’impression d’enfin trouver ma place. Tout s’est apaisé. » C’est le début d’une métamorphose, celle d’une yé-yé girl en muse solaire, sous le signe de l’accord parfait.

« Je suis le ciel, elle est la terre », aime répéter Michel Berger. « France me rassure, elle est l’opposée de moi, ancrée, jamais angoissée ». Fils d’un professeur de médecine et d’une pianiste, il a grandi dans un milieu austère. Elle lui apporte la douceur et la compréhension, la constance, et une famille. Ils se marient discrètement en 1976. Pour lui, France ne sera pas seulement l’interprète d’une vie. Tour à tour cordon bleu et décoratrice d’intérieur, elle recrée « cette vie de roulotte » qu’elle aime tant, ponctuée de fêtes et de grandes tablées. Et veille à respecter les règles : pas de musique de fond à la maison, interdiction de jeter une partition, même froissée.

« France, Michel et moi », par Johnny Hallyday

J’ai la plus grande affection pour France Gall et Michel Berger. Et si je ne m’étonne plus, et ça fait longtemps, de tout ce qu’on écrit sur moi, je suis surpris que personne, à ma connaissance, n’ait eu envie, ni pris le temps, d’expliquer ce couple d’artistes, le plus talentueux de la dernière décennie, a un public qui l’aime. C’est ce que je vais essayer de faire. [ … ]

Je brise tout de suite la légende imbécile, propagée par quelques aigris du « métier » du couple petit-bourgeois, vivant dans le silence feutré des grands appartements endormis, des chaumières normandes, ou la maitresse de maison prépare elle-même tartes et confitures Ceux qui pensent ça ont tout faux ! Chez eux, tout bouge, tout vibre, tout rocke.

Parce que Michel est un écorché vif et France Gall, une passionnée. Un couple qui se déchire parfois. Mais un couple n’existe que par ses tensions et ses déchirements. Eux, ils partagent tout, et depuis dix-huit ans : le meilleur et le pire, les succès et les galères. Avant tout, ils sont humbles. Une qualité qui, par les temps qui courent, se fait rare. Le show-business donne d’eux une image glacée. Cette pudeur quasi maladive qu’ils ont par rapport aux médias est un signe de délicatesse plutôt que de fadeur. Ils veulent se protéger, protéger leur couple. Protéger leurs merveilleux enfants, Pauline et Raphael. [ … ]

France, Michel et moi, nous ne nous sommes vraiment connus qu’après un de mes spectacles au Zenith. Il était question d’un disque. A l’époque, je l’avoue, je tournais un peu en rond et j’avais besoin de « sang neuf ». Nous avons diné ensemble, sans oser en parler. Très timides, lui vis-à-vis de moi, moi vis-à-vis de lui. Et je me demande d’ailleurs si nous aurions fait un pas l’un vers l’autre sans France, qui est venue à notre secours. Une indicible affection est née, au cours de cette soirée, qui ne s’est jamais démentie. C’est ainsi que « Tennessee », l’un des albums que je préfère, est né. Nous avons passé tous ensemble des instants très forts. Je n’oublierai jamais les chansons qu’ils m’ont fait découvrir, chez eux, dans leur bric-à-brac décoré d’objets de toutes les époques et de tous les styles. Le studio, a Montréal, est toujours présent dans ma mémoire, tout comme la préparation de mon spectacle à Bercy, ou France, ma première spectatrice, assise dans un coin de la salle, suivait les répétitions. Elle en donnait, le soir, quelques impressions toujours pertinentes. Elle connaissait toutes mes chansons par cœur, même les plus anciennes. Elle aurait pu faire les voix avec moi.

Et il y avait la vie de tous les jours. Les diners dans les restaurants japonais, les fous rires, les photos-souvenirs … Nous refaisions le monde jusqu’à 5 heures du matin. France est encore plus insomniaque que moi. Michel, angoisse comme d’habitude, se posait et nous posait toutes les questions possibles. Ils ont réussi à m’apprivoiser, moi, le rebêle.

Aujourd’hui, ils font partie de ma famille. »

Un mois plus tard, Michel Berger s’effondre dans sa maison de Ramatuelle. Johnny est le premier a accourir auprès de France.

Si, maman, si : avec Raphaël et Pauline, elle accomplit son rêve

« Avoir des enfants, c’était un besoin impérieux, physique. A 18 ans, la nuit, je rêvais que je tenais un bébé dans mes bras. Je le sentais sur mon ventre. Je sentais sa peau, son odeur. Mais pour faire un enfant, il faut un père … » Dès qu’elle rencontre Michel, France sait que ce sera lui. Puis la nouvelle tombe, glaçante : à 28 ans, elle est sans doute stérile. « Ça a été un choc terrible, un parcours du combattant pendant deux ou trois ans. » Quand elle annonce à son compagnon qu’elle attend enfin un bébé, il en pleure de joie. Pauline nait en 1978. Le miracle se double d’une deuxième naissance avec Raphaël en 1981. « Des instants de bonheur phénoménaux ! »

Quand ils découvrent la maladie de Pauline, le bonheur ne sera plus comme avant. C’est une gamine aux grands yeux verts, vive et gaie. Mais France a l’intuition que sa fille a un problème de santé. Les médecins la rassurent. Elle s’obstine. Son instinct ne l’a pas trompée. En 1982, alors que Michel vient de perdre son frère aîné d’une sclérose en plaques, on découvre que Pauline est atteinte de mucoviscidose, une maladie génétique grave. Pauline adore danser, tourner des clips avec ses copains. Puis se passionne pour le dessin, tout en luttant contre des quintes de toux étouffantes. Le clan va se souder autour d’elle. France et Michel sont au faîte de la gloire. De leur calvaire, le public ne sait rien.

Double drame

Évidemment … ils savent la précarité du bonheur. Dans la torpeur de l’été 1992, il aura suffi d’une partie de tennis pour foudroyer Michel Berger, le père, le mari, le mentor, victime d’une crise cardiaque avant l’âge de 45 ans. Quatre jours plus tard, lors d’obsèques qu’elle a voulues publiques, France tente de transmettre à ses enfants la force de surmonter l’insurmontable. Elle dont Michel disait, près de vingt ans plus tôt : « Elle m’époustoufle par son courage dans les moments graves. Elle sait se tenir debout. » La chanteuse ne le dément pas et dès l’année suivante trouve l’énergie de remonter sur scène. Sa tournée sera le premier hommage à l’homme de sa vie.

Cinq ans ont passé et le malheur revient à la charge. Adolescente fragile, soumise au long calvaire de la mucoviscidose, torturée par des crises qui l’étouffaient, Pauline rend son dernier souffle à l’hiver 1997. Raphaël a grandi. C’est dans ses bras que France se réfugie à l’heure de l’ultime aurevoir.

Une cérémonie simple, laïque, à laquelle assistent, venus à bord de deux cars spécialement affrétés, les nombreux amis de la jeune fille. Jusqu’au bout, sa mère aura couru le monde pour consulter les plus grands spécialistes tout en aidant Pauline à vivre aussi normalement que possible. A l’instant de fermer le cercueil, France prononce ces derniers mots : « Au revoir, ma chérie, et respire maintenant.»

Le Sénégal, son refuge

« Il faut traverser l’eau pour y accéder. Je ressens toujours ce passage comme une purification. »

France prend ses quartiers d’hiver, comme elle dit, sur l’ile de Ngor. Après sa maladie, c’est cette maison qui va la réparer : « Je m’y sens hors du temps, en paix avec moi-même. »

L’Afrique, c’est une passion qui remonte aux années 1980, quand la chanteuse s’engage dans l’humanitaire avec Michel. Une blessure aussi : leur ami Daniel Balavoine se tue dans un accident au Mali. Sur son ile, elle fait construire un restaurant et une école, offre un soutien discret mais constant. Un jour, une maman lui demande d’adopter son bébé qu’elle n’a pas les moyens d’élever. Ce petit garçon deviendra son filleul et le titre d’une de ses plus belles chansons : « Babacar ».

Douée comme personne pour le bonheur malgré les épreuves, par Dany Jucaud

« France, il faut que j’écrive sur toi. Je n’y arrive pas. Aide-moi ! – Tu n’as qu’à écrire : « France Gall est morte ce matin et la France entière a du chagrin ! »

Elle éclate de rire. « Ce n’est pas compliqué ! – Si, c’est compliqué. Compliqué et irréel de parler de toi au passé. » Je nous imagine tous les deux dans son salon baigné de lumière, assises dans les grands fauteuils blancs, nous moquant de cette mort qui nous a tous cueillis par surprise. Ta mort ! Un de nos sujets de conversation préférés, qu’on abordait toujours en riant. « Je pense qu’on part quand on doit partir, que les départs sont programmés », me disait-elle.

Douée comme personne pour le bonheur malgré les épreuves douloureuses qu’elle avait traversées, une boule de rire et de vie, France ne connaissait ni la peur ni le doute. Malicieuse comme un chat, quoi qu’elle fasse elle retombait toujours sur ses pattes. Spectatrice d’elle-même, s’il lui arrivait parfois de parler d’elle à la troisième personne, c’était avec beaucoup d’humour. La disparition de Michel Berger puis celle de leur fille, Pauline, l’avaient ancrée plus que jamais dans le réel. Personne n’aimait la vie autant que France. Cette « putain de vie » comme elle disait, qu’elle avait décidé une fois pour toutes de vivre le mieux possible. « Si on veut lui faire honneur déclarait-elle, il faut l’aimer et elle vous le rend bien. » En continuant à faire vivre la musique de Berger et à le garder vivant, elle a fait pour lui ce qu’il aurait sûrement fait pour elle, se contentant au fond, affirmait-elle, de lui rendre ce qu’il lui avait donné.

Si elle n’avait pas été chanteuse, elle aurait pu être décoratrice ou architecte. Ses maisons lui ressemblaient, chaleureuses, pleines de souvenirs et d’histoires. Que ce soit à Paris, à Saint-Tropez ou à Dakar, au Sénégal. Depuis la disparition de Pauline, elle passait toujours la fin de l’année sur l’île de Ngor, où elle m’avait fait rencontrer il y a quelques années les artistes locaux, avant de se rendre à un match du club de foot dont elle était la plus fervente supportrice. Rue Monceau à Paris, regarder vivre France était un enchantement. Mais pour vraiment savoir qui elle était, il fallait la voir à table. Tout devait être parfait ! La lumière, les coussins sur les chaises, qu’elle tapotait jusqu’à ce qu’ils prennent la forme du corps, les assiettes … Gourmande, elle savourait chaque bouchée comme si c’était la dernière, en buvant du bon vin. Elle a cultivé comme personne les mille et une façons de ne rien faire. « C’est tout un art !» me disait-elle. Et puis, un jour, après des années d’isolement, comme sortie d’une immense torpeur, elle s’est réveillée à nouveau pleine d’envies, accouchant de livres, d’une émission de variétés et d’une comédie musicale, « Résiste », qui ont marqué ses retrouvailles avec le public. « Ma place, pour être heureuse dans cette vie, n’est pas forcément dans la lumière », précisait-elle.

Spectatrice de son passé, elle avait intégré le départ de Pauline sans tristesse. A table, on parlait d’elle au présent comme si elle était là ou dans la pièce à côté. « Quand je pense à elle et à Michel, ça me fait chaud, c’est ma famille invisible, lovée au plus profond de mon cœur. » Je me souviens d’un dîner à Saint-Tropez où elle m’avait longuement expliqué qu’elle trouvait les cimetières sinistres. Elle avait un plan !

On y installerait des cages à oiseaux avec des fleurs et des arbres de toutes les couleurs ! Je lui parlais de celui de Recoleta à Buenos Aires où, le dimanche les enfants font du vélo entre les tombes. « Voilà exactement ce qu’il nous faut ! »

Le même après-midi, elle avait organisé un concours de gâteaux au chocolat, « nature » avait-elle bien précisé. Alors que j’étais arrivée première, elle m’avait disqualifiée parce qu’elle avait failli se casser une dent avec une noix ! France n’était pas dans la nostalgie et était plus inquiète pour l’avenir du monde que pour le sien. Un jour où je lui demandais si elle était heureuse, en riant elle avait repris à son compte la phrase de Woody Allen : « Je m’intéresse à l’avenir car c’est là que j’ai décidé de passer le restant de mes jours ! »

Comme Johnny et Sylvie, le couple qu’elle avait formé avec Michel Berger est entré dans la légende et rien ne pourra le détruire. Depuis vingt ans, un homme merveilleux partageait sa vie, Bruck Dawit, coauteur de « Résiste ». Producteur, compositeur, arrangeur, il a travaillé avec les plus grands, de Prince à Michael Jackson. Ils s’étaient rencontrés en 1995, en Californie, et ne s’étaient plus quittés. Mais le grand amour de France était son fils, Raphaël, producteur de musique. D’une discrétion absolue, il a fui la lumière toute sa vie. Très complices, les deux hommes qui ont accompagné France jusqu’au dernier moment ont le cœur brisé.

France, aujourd’hui, quand je t’entends chanter, j’ai envie de pleurer.

France aura passé sa vie entre mer calme et tempêtes, par Benjamin Locoge

Le 9 décembre, son absence avait interpellé. France Gall n’avait pas pris place dans l’église de la Madeleine pour les obsèques de Johnny. Elle était pourtant une intime du rockeur, le seul pour qui elle accepta en 2000 de remonter sur scène après avoir dit qu’elle ne chanterait plus jamais. Mais non, ce jour-là, France était exténuée. Depuis deux ans, elle se battait contre la récidive de son cancer du sein. Les premières alertes sont apparues peu de temps après la première de « Résiste », la comédie musicale dédiée à Michel Berger qu’elle avait patiemment mise sur pied entre 2012 et 2015. Pour que le répertoire de Michel vive, elle tenait absolument à le transmettre à la jeune génération. Elle avait suivi toutes les étapes de la création : du livret à la mise en scène, en passant par les lumières, les costumes, jusqu’aux ultimes réglages le jour de la première. C’était son cadeau à Michel plus de vingt ans après sa mort, sa manière à elle de le ramener une fois de plus parmi les vivants.

Mais les attentats du 13 novembre 2015 brisent le destin parisien du spectacle. Le soir même, le Tout-Paris est dans la salle pour la générale du show. Dès les premières alertes, le public sent que quelque chose ne tourne pas rond. A l’entracte, une bonne partie de l’assistance s’en va. France comprend mais souffre en silence. Et si le public l’avait abandonnée ? « Résiste », heureusement, vivra une belle carrière en province dès 2016 et rassemblera plus de 350000 spectateurs. Mais cette fois France n’est pas là pour le voir. Elle doit se rendre à l’Hôpital américain de Neuilly pour des examens complémentaires. Seule une petite dizaine de personnes est mise dans la confidence du mal qui la ronge. « Elle n’en parlait pas, raconte Thierry Suc, le producteur du spectacle. France était d’une immense pudeur par rapport à cela. Il y avait d’un côté son énergie pour le show, et sa maladie, qui était privée. » Pour tous les autres membres de l’équipe, il s’agit d’une « infection sévère ». Pas de quoi s’alarmer outre mesure, malgré son visage aminci. Une fois remise sur pied, elle retrouve sa troupe avec bonheur, la cajole de son regard maternel, râle contre les infimes détails qui ne vont pas, la performance un peu en deçà de tel ou tel chanteur. Et finit toujours par partir dans un grand éclat de rire. Un rire enfantin, chaleureux, qui rassure, un rire fort qu’elle a enfin retrouvé.

Car France Gall aura passé une bonne partie de sa vie à défier l’existence, à affronter des tempêtes peu communes. Seule une sacrée force de caractère a pu lui permettre de les traverser. Son père, Robert, compositeur, qui signe en 1963 « La mamma » pour Charles Aznavour, est persuadé que sa fille possède une voix pas comme les autres. Il l’encourage à chanter. Isabelle (son vrai prénom) refuse, elle a bientôt 16 ans, adore ses deux frères Philippe et Patrice, des jumeaux, et grandit dans une bonne famille en petite fille modèle. « L’enfance, nous racontait France, c’étaient les vacances à Vallauris, où je voyais Picasso peindre tous les jours, et la grande maison de famille que nous possédions à la campagne, où tout le monde se retrouvait. » Robert l’a surnommée « le petit caporal ». Un rôle qu’elle prend au pied de la lettre, ne s’en laissant pas conter par les garçons. Mais pour faire plaisir à son paternel, elle l’accompagne à Bruxelles, pour découvrir Aznavour sur scène. En coulisses, Charles lui parle : « Essaie au moins de chanter, ne serait-ce que pour ton père … » Alors Isabelle obtempère, découvre son premier studio d’enregistrement. Seul hic, au moment de signer le contrat, pas question de faire de l’ombre à Isabelle Aubret, la vedette du moment. Babou devient France pour l’éternité.

Devant le manque d’enthousiasme provoqué par son premier disque, Denis Bourgeois, son directeur artistique fait appel à Serge Gainsbourg, un auteur-compositeur-interprète encore confidentiel, en manque de succès. Gainsbourg a l’oreille tournée vers l’Angleterre et l’Amérique. Contrairement à Françoise, Sylvie ou Sheila, il n’est pas question d’adapter les tubes anglo-saxons, mais bien de composer un répertoire entièrement nouveau. Gainsbourg va marier finement les plus belles mélodies pop à la voix claire, presque pure, de sa protégée. Il y aura « Laisse tomber les filles », « Attends ou va-t’en » et surtout « Poupée de cire, poupée de son », choisie pour représenter le Luxembourg au concours de l’Eurovision de 1965. France fréquente alors Claude François, jeune vedette comme elle, et pas toujours rassuré par le succès de sa fiancée. Volontiers jaloux, Claude aime la lumière plus que les autres, et vit mal cet épisode. Le 20 mars 1965, quand France remporte le concours, elle fonce sur le premier téléphone disponible pour le prévenir de sa victoire. « Je te quitte », lui lance-t-il en guise de félicitations. Sonnée, France ravale ses larmes pour interpréter une nouvelle fois sa chanson. Le public y voit l’émotion du vainqueur. C’est son premier chagrin d’amour. « J’ai très mal vécu ces premières années. J’ai été à la fois applaudie et attaquée. Quand on est une enfant, on ne retient que les coups de griffes. J’étais traumatisée par les filles qui m’insultaient dans la rue », nous dira-t-elle quarante ans plus tard, balayant cette époque.

En 1967, France prend pourtant son destin en main. Elle plaque Claude, qui écrit « Comme d’habitude » pour se venger. En réalité, France, qui n’a pas encore 20 ans, a déjà compris qu’elle avait besoin d’un alter ego en qui elle pouvait avoir une totale confiance. La jalousie, les mesquineries, très peu pour elle ! Et il est temps de vivre aussi. Ces quatre années sont passées comme un éclair. Elle a encore le goût amer des « Sucettes » de ce coquin de Gainsbourg, dont elle n’a pas vu le sens réel. Alors pourquoi ne pas mettre sa carrière un peu en suspens pour profiter de son statut ? « Je n’étais pas en harmonie avec ce que j’interprétais, ce qui est assez terrifiant … Même si Gainsbourg m’a fait don de quelques subtilités de sa plume … Je ne sais pas faire de cinéma, alors chanter des mots qui ne me convenaient pas … Je n’ai jamais su être autrement que moi-même. »

En 1969, elle assiste à une représentation de la comédie musicale « Hair » au théâtre de la Porte-Saint-Martin. Elle tombe folle amoureuse de Julien Clerc, qui tient le rôle principal de cette aventure avant-gardiste. Chaque soir, elle l’attend dans sa Porsche à la sortie des artistes. Julien finit par céder … Mais leurs carrières ne vont pas à la même allure. Julien vogue de succès en succès quand France va d’échec en échec. « En 1971, j’ai touché le fond en faisant un roman-photo avec mes frères, commentera-t-elle. L’étape suivante, c’était le film érotique … » Mais son couple lui permet de rester dans l’actualité. Avec Julien, elle pose pour « Mademoiselle âge tendre », raconte son amour et son quotidien aux lectrices avides de confidences. « Nous étions jeunes, raconte Julien Clerc. J’étais un peu inconscient, en ce temps-là … Je ne faisais pas vraiment attention à sa carrière. Moi, je traçais. Nous étions deux personnes connues, du même âge. « Salut les copains » nous a pris en main et nous avons fait quelques sujets charme, dont un voyage à Marrakech. Notre histoire est un joli souvenir … » Mais Julien est un garçon posé, calme, qui aime la vie à la campagne, un peu à l’opposé de Babou. D’autant que France a trouvé une nouvelle maison de disques, Warner, que vient de lancer Bernard de Bosson en 1971. Si ses disques continuent à ne pas marcher, Bosson croit en elle.

D’autant qu’en 1973, France découvre à la radio la chanson « Attends-moi », de Michel Berger. La messe est dite. C’est avec lui qu’elle veut travailler. Alors elle se lance. Elle le croise lors d’une émission de radio à Europe 1 et lui soumet ses prochaines chansons. « J’aimerais avoir ton avis. » Atterré, Berger décline toute collaboration. Mais France s’accroche et se retrouve choriste de « Mon fils rira du rock’n’roll », un morceau de Michel. Cette fois Berger craque et lui propose enfin d’écrire pour elle.

Michel sort à l’époque d’une rupture douloureuse. Véronique Sanson lui a fait le coup du paquet de cigarettes. Elle a quitté leur domicile parisien pour soi-disant aller acheter des cibiches mais s’est en fait envolée pour les Etats-Unis rejoindre Stephen Stills. Sans prévenir, sans laisser de mot. Berger est dévasté et écrit des chansons tristes pour commuer sa peine. Quand il fait entendre à France « La déclaration d’amour », elle s’en saisit comme d’une bouteille à la mer. « C’est pour moi. C’est moi qui vais la chanter. » Berger laisse faire et, très vite, leur collaboration musicale devient amoureuse. « C’est comme si j’avais passé cinq ans à l’attendre », dira-t-elle. France quitte Julien qui, à son tour, compose une bouleversante chanson de rupture, « Souffrir par toi n’est pas souffrir ».

Mais France ne regarde pas en arrière. Au contraire, elle a trouvé un nouveau Pygmalion. Elle en est persuadée, « ce sera lui ou personne ». Pendant près de vingt ans, le couple Berger Gall va dominer la chanson française. Mais, contrairement aux années 1960, France ne jouera plus jamais la carte du couple pour vendre sa musique. « Il y avait déjà Stone et Charden, nous ne voulions pas être France et Michel. Mais derrière les caméras nous étions inséparables. »

Elle jette son dévolu sur une maison russe du XVIe arrondissement, où le couple s’installe peu après son mariage, en juin 1976. Michel convainc France de remonter sur scène en 1978. Pour frapper les esprits, la chanteuse est entourée uniquement de musiciennes, afin de donner un ton féministe à l’affaire. Elle donne naissance à Pauline, leur premier enfant, la même année. « Là, je vis mon rêve absolu : devenir maman. Ma vie s’est mise en place. Du coup, je ne ressentais plus cette légèreté désagréable. Là, j’étais un être humain qui se réalise. » France tente de concilier son rôle de mère avec sa carrière de chanteuse. Car, six mois après l’arrivée de Pauline dans le foyer, le couple s’est lancé dans « Starmania », leur comédie musicale, où France tient le premier rôle aux côtés, notamment, de Daniel Balavoine. « J’ai dû voir Pauline cinq minutes en six mois », admettra-t-elle, confuse. Raphaël naît en avril 1981, peu de temps avant l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République.

Cette fois, France veut ralentir le rythme pour se consacrer à sa famille. Il n’en sera rien. « C’est la décennie de la fête ! Nous rencontrons plein de gens, nous invitons plein de monde, nous vivons dix vies en dix ans. » Elle va enchaîner albums et tournées avec un succès de plus en plus immense, se produisant trois semaines d’affilée au Zénith de Paris, pendant que Michel donne un coup de fouet à la carrière de Johnny Hallyday. France devient un modèle pour les femmes, s’engageant pour l’Afrique, participant à de nombreux combats humanitaires et militant à gauche, oubliant son passage dans les jeunesses giscardiennes en 1974. Mais peu importe, France Gall et Michel Berger occupent l’espace musical, laissant peu de place à leurs concurrents … Ils sont dans l’action et ne voient pas le temps filer. Au point de le regretter. Fin 1988, après un « Tour de France » phénoménal, elle décide de s’arrêter. Cette fois, il est temps de s’occuper des enfants. « Je trouvais que ça suffisait. J’étais fatiguée. Et j’avais de gros soucis de santé, liés à ma fille. Je ne voulais plus m’éloigner d’elle, je voulais être disponible. » Pauline est atteinte de mucoviscidose. Le travail a été leur réponse au mal de leur aînée. Mais Pauline a besoin de soins, d’amour et d’attention. Alors France, au grand dam de Michel, estime qu’il est temps de se consacrer à la vraie vie. « Michel n’a pas compris sa décision sur le moment, estime ce proche du couple. Il avait besoin de créer, d’écrire, de chanter pour conjurer le sort. Mais France était très sûre de son choix. Il n’a jamais réussi la faire changer d’avis. »

Le couple traverse alors une zone de turbulences. Michel s’éloigne souvent en Californie pour ses propres albums, vit sa vie à son rythme. France emmène les enfants au Sénégal, où elle finit par acheter une maison en 1990. Mais, pour Michel, elle accepte de retourner en studio. « Ce sera un disque ensemble », lui dit-elle. Berger se met au travail, va vers des sonorités nouvelles pour la surprendre. France adore le résultat et propose même une tournée commune, prévue entre 1992 et 1993, dont des concerts à Paris-Bercy. A la sortie de « Double jeu », le couple s’est retrouvé d’abord grâce à la musique. Mais aussi pour les enfants. Ils décident de passer l’été à Ramatuelle, non loin de chez Johnny. Et c’est là que Michel décède brusquement, le 2 août, d’une crise cardiaque après une partie de tennis. Il n’avait pas 45 ans … Effondrée, déboussolée, France décide que la seule manière de lui rendre un hommage à la hauteur de son talent est de continuer à le chanter. Alors oui, elle ira à Bercy, seule. Pour surmonter sa peine.

Mais, le 22 avril 1993, elle est opérée en urgence d’un cancer du sein. « J’ai ressenti quelque chose de violent dans mon corps à la mort de Michel », dira-t-elle pour tenter d’expliquer sa maladie. Elle triomphe évidemment sur scène et va rester près de trois ans sur les routes, donnant régulièrement rendez-vous au public pour chanter l’être aimé. « Le public m’accompagne, mais la musique me console. Je ne l’ai jamais autant aimée qu’à ce moment-là. C’était aussi apprendre à ne plus avoir le regard de Michel », confiera-t-elle sur cette période. Mais la santé de Pauline décline. Comme souvent, France cache ses drames intimes. Elle ne parle que de son goût pour la vie et pour la lumière du jour, de son besoin d’action. « Je comptais m’arrêter pour m’occuper de mes enfants. Ils avaient besoin de moi, ils avaient vécu un certain nombre d’épreuves, la mort de leur père, mon cancer du sein, que j’ai volontairement rendu public. J’avais envie d’être encore plus à leurs côtés. Puis j’ai vécu le deuil de Pauline. » La jeune fille s’éteint le 18 décembre 1997. « A la mort de Michel, j’ai eu besoin de chanter. Avec celle de Pauline, j’ai eu besoin de silence. » France entre dans une longue période d’ombre. « Je ne me suis jamais coupée du monde. Je me suis créé un monde dans lequel je me sens bien, celui de la douceur et du silence. » Une bulle qui se trouve rue Monceau à Paris, un chaleureux triplex aux murs couverts de peintures africaines et où trône le piano de Michel.

Elle reste fidèle à sa ligne : ne rien dire, ne pas se plaindre, ne pas remuer les souvenirs douloureux. Et s’envole dès que possible pour Ngor, où elle vit à l’africaine, adoptant même les vêtements amples des femmes sénégalaises. France est prête à s’effacer de ce monde qui lui a imposé tant d’épreuves douloureuses. Jusqu’au jour où Johnny l’appelle. « Je chante à l’Olympia tout l’été, j’aimerais que tu viennes interpréter avec moi « Quelque chose de Tennessee ». Difficile de dire non au rockeur. Alors France vient. Et France ressent une dernière fois l’émotion du public, la chaleur des gens, leurs regards tendres ; elle voit leurs larmes, aussi. Peu à peu, elle va reprendre la parole. Toujours pour parler de Michel, se livrant doucement, se refusant aux confessions les plus intimes. L’ingénieur du son Bruck Dawit est entré dans sa vie. Avec lui, elle va retrouver le goût pour l’existence, pour les sorties en couple ou entourée de ses rares amies.

A l’aube des années 2000, France a décidé de montrer son visage le plus apaisé, comme pour faire oublier une décennie de drames et de deuils. Pas question pour autant de rechanter. « Avant, mon bonheur était de voir mes enfants le soir et de les embrasser avant de me coucher. Depuis, j’ai besoin de phases de vide, pour mieux me remplir. Avec Michel, j’ai eu le meilleur. On me propose des choses, mais rien n’arrive à la cheville de ce qu’il pouvait faire », nous dit-elle en 2009. Elle passe des heures devant la télé, connaît tous les programmes, donne son avis sur le monde, prépare pour ses copines des dîners qui se terminent tard dans la nuit. « Il fallait toujours que la table soit la plus colorée possible, se souvient Thierry Suc. France ne menait pas une vie en noir et blanc. Au contraire, la lumière de l’Afrique était imprimée en elle. » Elle répond présent quand il s’agit d’évoquer son passé. Émissions spéciales, coffrets, rééditions, elle se plonge dans leur œuvre commune avec le besoin absolu de la faire vivre. Et quand les commémorations approchent, elle bombe le torse. Elle est la première à râler contre l’utilisation par la « Star Academy » de la chanson « Musique », la première à s’opposer à l’album de reprises de ses chansons par Jenifer, « qui ne m’a pas tenue au courant de son projet ». Alors France prend les choses en main et se lance dans l’aventure « Résiste ». « C’était son cheval de bataille, note Thierry Suc. Elle seule savait ce qu’il fallait faire, elle s’est impliquée à 200 % pour faire vivre leur répertoire. Mais jamais elle n’a confié que chanter lui manquait. »

France est donc restée fidèle à l’homme qu’elle a tant aimé. Depuis un an, elle s’était retirée de nouveau sur son île au Sénégal. Mais il a fallu revenir à Paris à l’automne pour affronter la maladie. Elle est entrée le 19 décembre 2017 à l’Hôpital américain. « La souffrance n’existe plus, disait-elle à propos de son parcours parmi les vivants. La vie m’a joué des tours, mais je ne suis pas passée à côté d’elle. J’ai eu de grands moments de joie et de bonheur. »

Dans ses derniers jours, France Gall parlait encore de ses projets, de ses envies de voyages, de ce qu’il faudra faire avec l’œuvre de Michel. Elle préparait un deuxième volet de « Résiste », songeait au retour à Paris de « Starmania ».

Battante jusqu’au bout. Évidemment.

Magazine : Paris Match
Par : Yann Moix, Johnny Hallyday, Dany Jucaud, Benjamin Locoge
Date : 11 au 17 janvier 2018
Numéro : 3583

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