France, la petite qui a bien grandi

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L’article

Aujourd’hui Paris, demain Lisbonne, après-demain Paris, le jour suivant Collioure, et puis Luxembourg, Paris, Hambourg et de nouveau Paris.

Cette sarabande de kilomètres, c’est la vie quotidienne d’une jeune fille qui s’appelle France Gall.

Il n’y a pas que ça : il y a aussi des dizaines d’heures de studio d’enregistrement, de séances de photos, d’audition des succès du jour, d’interviews et d’activités de toutes sortes. Voici trois ans que France Gall est, à l’échelle française – et bientôt européenne – l’une de nos jeunes chanteuses les plus populaires. Est-elle aujourd’hui la même qu’à ses débuts un gamine malicieuse, échappée dans le monde du spectacle, et à qui le rôle de poupée semble un destin parfait ? – J’ai changé, avoue France. Je ne suis plus une petite fille. Oui, j’ai toujours une voix de petite fille, mais je crois avoir beaucoup évolué. Je ne suis plus la France Gall de “Ne sois pas si bête”, j’en suis sûre …

Quel bilan tracer de cette carrière précoce de France ? Où en est-elle aujourd’hui ? Quelles sont, en 1967, les aspirations de cette jeune fille de vingt ans qui est déjà millionnaire du disque ? France s’est laissée psychanalyser pour vous …

Une chose est certaine : tu as changé de tête. Tu te préfères maintenant ou “avant” ?

Oh, maintenant ! La forme de mon visage a changé. Mes joues, que j’avais toutes rondes, se sont creusées. Je me trouve, disons, “plus mignonne” maintenant !

As-tu changé de caractère ?

De caractère, pas. J’ai toujours eu les mêmes réactions devant des situations données. Par exemple, je suis fidèle. J’ai, aujourd’hui comme il y a trois ans, les mêmes amis de lycée. J’y tiens, quelles que soient mes obligations professionnelles. Autre exemple : je me mets en colère pour un rien. Quand j’avais seize ans, c’était pareil. Mon caractère ne change pas. Ce qui a changé, ce sont mes goûts personnels, ma façon de m’habiller, ma conception du métier …

Considères-tu que chanter est ton vrai métier ?

Absolument. Au début, c’était un passe-temps un peu fou et puis je me suis prise au jeu. En fait, aujourd’hui, je rne passionne pour tout ce qui touche à la profession, côtés techniques et commerciaux y compris.

Tu te “manages” toi-même, si on peut dire, pour parler en jargon de spectacle …

Je suis assez indépendante. Je tiens compte des conseils, mais j’aime bien faire connaître mes idées. Maintenant j’ai une production indépendante en Allemagne qui fait la promotion de mes disques là-bas. Ce n’est plus de l’hébreu pour moi, tu comprends ?

Eh bien, parle-moi de tes enregistrements dans la langue de Goethe.

Je vais aller à Hambourg la semaine prochaine pour enregistrer un 45t de chansons inédites, écrites spécialement pour l’Allemagne.

As-tu un accent lorsque tu chantes en allemand ?

Tout petit. Un tout petit accent français, c’est assez amusant, D’ailleurs, écoute ca … France branche son magnétophone et me fait entendre quelques mesures de l’une de ses chansons.

Jolie chanson, d’ailleurs, et jolie voix, au timbre sensiblement différent de celui de la France Gall que nous connaissons.

Tu vois, j’ai une voix marrante non ? Oh là là, ce que je déteste ma voix ! Je t’assure, je déteste ma voix. Si je pouvais en changer …

Oui, mais elle constitue ta personnalité. On ne la confond pas avec celle de Françoise ou de Sylvie

J’aimerais parfois qu’on la confonde avec celle de Françoise, car j’ai une voix de gamine et on me prendra toujours pour une gamine. Avec cette voix-là, je ne peux pas chanter de chansons sérieuses !

Qu’appelles-tu des chansons sérieuses ?

Je ne sais pas, moi. Des chansons pas destinées aux petits enfants. Je précise : j’adore enregistrer des chansons enfantines, parce que j’adore les enfants, mais je ne voudrais pas être systématiquement étiquetée en fonction de ces chansons. J’aimerais interpréter de vraies histoires d’amour comme Françoise. Mais il se trouve que mes paroliers-compositeurs, eux aussi, sont influencés et me font des chansons “sur mesure”. Bref, sur ce plan-là, c’est difficile d’évoluer …

Je vais te poser une question hardie : aimerais-tu conquérir les U.S.A. ?

Je ne peux pas te répondre “non”. C’est un rêve merveilleux et impossible. Non, ce que j’aimerais, c’est avoir la voix de Nancy Sinatra. Je l’adore, dis-le …

Et l’Angleterre, qu’est-ce que c’est pour toi ?

Un autre rêve, beaucoup moins inaccessible, celui-là. Tu vois, je suis allée à Tokyo, au bout du monde, et je ne connais même pas Londres. L’Angleterre. pour moi, cela évoque un pays très avancé en matière de chansons. Le monde du spectacle et du disque y est très dynamique, beaucoup plus qu’en France. Enfin, c’est ce qu’on dit … Je pourrai t’en parler mieux dans quelques semaines, puisque, en principe, je dois aller enregistrer mon prochain disque à Londres.

France est assise, en face de moi, sagement, sur un petit divan recouvert d’un châle rose. Nous sommes chez elle, au 16e étage d’un immeuble moderne, près de la porte de Saint-Cloud, et si nous profitons peu de l’énorme terrasse qui, devant nous, surplombe tout le sud de Paris, c’est que le temps aujourd’hui est épouvantable.

On connaît peu ton personnage “privé”. Est-ce que, par exemple, tu sors souvent le soir ?

Très peu. Je pourrais même dire “pas du tout”. Je ne suis pas une noctambule et les boîtes m’ennuient. Si, par hasard, je vais dans l’une d’elles, c’est en compagnie de quelques amis, pour écouter du jazz. Et puis. il y a le cinéma ~

Tu m’avais dit, il y a quelque mois, que tu allais faire du cinéma. Où en sont tes projets ?

Il faut que je mette les choses au point. J’aimerais faire du cinéma, c’est vrai, mais comme j’ai d’autre part la conviction que je n’ai aucun don de comédienne, je n’accepte rien pour l’instant. Je me contente d’attendre … en allant voir beaucoup de films. J’ai un héros : Peter O’Toole. Je suis folle de lui. Si on me proposait de jouer n ‘importe quoi avec lui, j’accepterais.

Et une comédie musicale ?

Oh ça, c’est le thème bateau ! Tous les chanteurs et toutes les chanteuse: déclarent qu’ils aimeraient faire – et qu’ils vont faire – une comédie musicale française … Et puis, il ne se passe rien. C’est trop facile de dire ça. Bien sûr que j’aimerais …

Le regard de France se perd quelques instants dans le vague. Elle croise se jambes, se lisse les cheveux et fredonne une chanson, tandis que je l’observe, la détaille même avec attention. Elle porte un pull collant violet cardinal, assorti à de longues chaussettes de la même couleur, et un gilet turquoise très joli qui ressort sur l’ensemble. Jupe grise, cheveux d’or. Michèle, sa secrétaire, qui est une sorte de réplique de France, en brun, range soigneusement le courrier de sa “patronne”.

Tes fans sont plutôt des filles ou des garçons ?

Moitié moitié à peu près. Les lettres sont incroyables de gentillesse et les âges des gens qui 111′ écrivent sont malgré tout assez variés. Tu vois, c’est Michèle qui a la tâche de dépouiller tout ça, Elle est parfaite et n’a qu’un défaut : elle chante faux.

Ah… Et elle chante souvent ?

Toute la journée, assure Michèle, mais je ne chante pas faux du tout. Des tas de gens du métier m’ont dit que je chantais juste.

Non, intervient France, péremptoire, tu chantes faux et pas en mesure. Tu es insupportable. Voilà.

La conclusion est une salve d’éclats de rire. France me montre sa garde-robe afin que je l’aide (??) à choisir de robes pour la séance de photographie de tout à l’heure.

Des couleurs gaies et vives, qui fassent vacances, voilà ce que je vais mettre. Tu ne crois pas ?

Le mot “vacances”, cela évoque quoi, pour toi ?

Une rupture avec ma vie de chanteuse. Cela évoque trois semaines sans donner ni recevoir de coups de téléphone. Cela évoque pour moi Noirmoutier …

Quand tu ne parles pas métier, quel est, dans la vie, ton sujet de conversation favori ?

La mode et le cinéma. C’est à peu près tout. Je ne m’intéresse pas beaucoup à la politique, aux voitures.

Tu te désintéresses des problème des garçons ?

Mais non. Chaque fois que je rentre d’un pays étranger, je rapport plein de trucs pour mes frères. Mais évidemment, c’est encore le domaine de la mode …

Combien possèdes-tu de disques .

Oh là là, quelle question ! Je ne sais pas, très peu en tout cas. Je n’en achète pratiquement jamais. Mon dernier achat doit remonter au lycée et ce devait être le premier disque des Beatles. Mais j’ai quand même des disque plus récents, de Ray Charles, de James Brown.

Tu aimes le style rhythm and blues ?

J’adore les chanteurs noirs. Figures-toi que j’ai découvert ce style de musique seulement cette année, comme une bonne partie du grand public. Pour moi, ce fut une révélation. Maintenant, je suis dingue de Percy Sledge, James Brown, Otis Redding.

Raconte-moi une de tes journées à Paris.

Une vie très régulière, tu sais : lever 11h, rendez-vous pour la presse, jusqu’en début d’après-midi, ensuite cours de chant chez Jean Lumière (c’est très important) et puis, selon les cas, je rentre chez moi ou je vais au studio pour répéter. Par exemple, tout à l’heure, il va falloir que je répète toutes mes vieilles chansons pour Lisbonne.

Comment cela ?

Parce que je me produis demain à Lisbonne à un gala radiodiffusé et que, là-bas, ils n’ont pas encore reçu mes trois derniers disques. Alors, je suis obligée de “reconstruire” un tour de chant avec des titres anciens. Bon, je continue mon planning (tu vois, depuis que je suis une grande fille, j’emploie des mots compliqués !) : plusieurs fois par semaine, je prends de cours de danse moderne chez Valérie Camille …

Toujours en vue de cette fameuse comédie musicale ?

Mais pas du tout ! C’est ma petite gymnastique personnelle. Au lycée, je faisais du sport et de l’éducation physique. Ensuite, clac, j’ai arrêté pendant trois ans, et j’ai senti un beau jour que j’étais en mauvaise forme physique. Eh bien, depuis que je prends des cours de danse, j’ai retrouvé un équilibre parfait. Je me sens dix fois mieux. Et je me fais faire des massages aussi, je n’ai pas honte de le dire. Ce n’est pas du tout de la coquetterie, mais un simple moyen de conserver “la forme”.

France, jeune fille, fait le bilan d’elle-même. Plus une enfant, pas encore une femme, mais un cocktail délicieux et … énergique de qualités et de défauts à peine cristallisés, une synthèse encore fragile mais évidente d’une personnalité fraîche et néanmoins “concertée”. Comment sera-t-elle demain ? Différente encore d’aujourd’hui et d’hier ? Nul ne le sait vraiment …

Oui, je vais sûrement évoluer encore, mûrir, vieillir, quoi … Je le souhaite un peu. Je ne veux pas rester enfermée dans le personnage de “Charlemagne”. Car les gens, c’est ça qu’ils attendent : encore et encore “Charlemagne”. Alors que ce n’est pas vraiment moi …

Marrante et désolée, France s’apitoie (oh, juste un peu) sur elle avec une moue boudeuse. Je pense qu’à cet instant, des milliers d’entre vous aimeraient être, sinon à sa place, du moins à la mienne pour la consoler et lui expliquer qu’elle est jolie, et que ses chansons ont un goût de miel. Mais il ne faut pas se leurrer : faire le tour de … France, c’est découvrir qu’elle a d’autres aspirations à satisfaire, et qu’elle les satisfera sûrement. Que pensez-vous de sa conclusion ?

Ah ! si seulement je pouvais muer …

Eric VINCENT.

Magazine : Salut les copains
Date : Juin 1967
Numéro : 59

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