France Gall, le défi du Zénith

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J’ai lu les textes de Débranche et … “Ah, c’est gentil … ça part bien …”

Installation : un verre d’eau (« tu veux boire quelque chose ? De toute manière, il n’y a que de l’eau »), un paquet de cigarettes (blondes), un geste furtif pour écarter une mèche (blonde) échappée de sa casquette.

Premier constat : suis-je amoureux de France Gall ? Nous sommes (presque) tous amoureux de France Gall, de la même façon que nous brûlons (presque) tous d’un feu ardent pour Françoise Hardy – Capricorne ascendant Dutronc. Un amour platonique et irréversible, se perdant dans les confins d’une enfance balancée entre les pages de « Salut les copains, et les rendez-vous télévisés d’Albert Raisner, illustré par des 45 tours aux pochettes glacées où chacune de nos “fans” rivalisait en longueur de couettes. Restait à faire franchir à cette bluette de jeunesse le cap de l’âge adulte.

Chez nous : les pantalons longs, les premières expériences célibataires (raviolis, purée), les petites amies jalouses, les chanteuses à texte, femme, marmots, bedaine pour les moins chanceux (ou les plus extrémistes), de nouvelles dulcinées aux voix acidulées reines d’un été, du blues du blues du blues …

Chez elle dans le désordre : un gentil mari frisé à l’inspiration inaltérable, une coupe de cheveux plus chébran, du funky dans les lignes de basse, des enfants sages et surtout un véritable intérêt pour ce métier envisagé jusque-là comme un agréable passe-temps, un parfait palliatif aux phases d’ennui d’une adolescence planifiée. La France Gall 1984 n’a qu’un lointain rapport avec la France Gall des années soixante : tout au plus les sucettes qu’elle distribue à ses enfants pour ne pas faire mentir la légende (non, sa fille ne s’appelle pas Annie). La France Gall de Georges Orwell se passionne pour la réalisation de ses disques, se délecte des ambiances confinées des studios, découvre le métier d’artiste.

Artiste : ce mot tremplin porteur de tant de rêves, tant de fantasmes ! Être artiste, pouvoir faire rêver, bien sûr, mais aussi raconter, conseiller, faire voyager, toucher les gens par des sons qui vont direct au foie, les faire vaciller par la seule puissance des mots. La voici qui découvre tout d’un coup posséder ce pouvoir immense qu’elle imaginait à peine ; la voilà prendre conscience de son impact sur un public qu’elle émeut et rassure. Son nouveau disque, dédié « à tous ceux qui ne l’entendent pas mais qui l’écoutent » se fait le porte-parole de cette révélation qui l’a métamorphosée ; le dialogue : « Moi j’ai besoin de vous, c’est à vous que je donne ». En fait, il est encore plus facile de tomber amoureux de cette France Gall passionnée et habitée – que de la jeune fille au regard flou qui semblait définir l’archétype de l’adolescente romantique et câline.

Certains chercheront le pourquoi de ce changement subi dans mille fausses raisons issues de faux constats. Pour France, le déclic s’est réellement fait sur scène, en 1978, au théâtre des Champs-Élysées. La première découverte fut celle de la scène elle-même : « Ce fut une révélation tardive. J’en avais fait beaucoup à mes débuts, mais j’ai fini par arrêter car je n’aimais pas ça du tout. C’était un mauvais souvenir ; un tour de chant d’une heure et demie, la chanteuse devant, les musiciens derrière ». Cette nouvelle prise de contact, vingt ans plus tard, avec le spectacle et par extension avec le public, amène une implication qu’elle n’a jamais cherché à vivre auparavant : « Je me suis énormément donnée, investie et ça m’a beaucoup plu : j’ai trouvé un public qui me découvrait, très différent de celui d’avant ». Ensuite, le Palais des Sports, un accueil formidable, la vraie révélation : « Cela a été plus qu’une révélation, certainement le moment le plus extraordinaire de ma vie d’artiste depuis mes débuts à seize ans, les gens m’ont donné tellement l »

Toujours secrète, à l’abri des langues de vipère et des Nikon-constrictor (vous souvenez-vous d’avoir vu une seule photo de ses enfants ?), France Gall a décidé de donner en contrepartie de ce qu’elle reçoit de son public. Un échange standard : « Mes premiers spectacles étaient encore une sorte de cadeau pour les gens qui m’aiment et qui me suivent. Je fais peu d’interviews et peu d’émissions télé, les gens ont souvent envie d’avoir un « plus » que le disque : c’est cette idée-là qui me poussait : leur faire plaisir. Maintenant, il est évident que je monte sur scène non plus seulement pour eux, mais pour moi également : j’ai déjà très envie d’être au Zénith ».


France Gall 1984, c’est d’abord une photo : celle de l’affiche de son spectacle, un cliché définitif, où tout est inscrit, où tout se lit en un éclair au premier regard ; une photo résumée de ses vingt ans de chansons, d’états d’âme, de questions, d’obstination. C’est ensuite un album, Débranche et le spectacle qui en découle. C’est une autre France Gall, épanouie, pelotonnée dans un recoin de ce canapé gris, lumineuse, épanouie, les yeux sur mon magnétophone, la pensée vers le Zénith si proche. France Gall – Balance ascendant Berger – se découvrant une nouvelle passion : la musique.

Alain Gardinier : J’ai donc lu les textes de Débranche après avoir bien écouté l’album, je suis sidéré par la façon dont les paroles correspondent à l’image que tu projettes, ou du moins que j’ai de toi.

France Gall : Effectivement, je pense qu’elles me correspondent totalement ; ma vraie réussite, c’est peut-être d’être exactement comme mes chansons me montrent mais pas seulement depuis Débranche !

C’est sur cet album que c’est le plus flagrant ! (verra-t-elle, au tressaillement de mon sourcil droit, que je cache derrière cette affirmation péremptoire le fait que je n’ai jamais écouté un de ses disques à fond ?)

Tu as bien écouté celui-là, car tu savais que l’on se voyait et tu voulais être à la hauteur de la situation (en écho, quelques « non, non » étouffés par la honte) ; mais mes derniers albums me reflètent absolument.

Une question évidente qui découle de cela et que l’on du te poser trois cent fois : pourquoi n’écris-tu pas toi-même ?

Oui, j’avoue que l’on me l’a déjà posée !! (Chers lecteurs, pensez-vous réellement que les journalistes de Chanson étaient plus malins que les autres ?) Si je n’écris pas, c’est que je n’ai pas le don et que quelqu’un d’autre l’a pour moi.

Effectivement si j’avais quelqu’un qui m’écrive de si beaux textes et de si belles musiques, je me laisserais porter.

C’est pour ça que cela ne me gêne pas et que je suis parfaitement heureuse comme ça.

Débranche semble être un album plus posé, plus sérieux que les précédents …

J’imagine que tu as lu ce que j’ai fait imprimer dans la sous-pochette : « Je dédie ce disque à tous ceux qui ne m’entendent pas seulement mais qui m’écoutent … »

Oui, mais je trouve que c’est une requête évidente pour un artiste. Chacun a envie de toucher, d’émouvoir …

Ce n’est pas si évident ; certains composent des chansons et chantent dans le but unique de distraire … Trenet par exemple …

Je n’écouterais pas ton disque dans le but unique de me distraire : J’en possède d’autres plus accessibles.

C’est un compliment ; je ne crois pas qu’un disque soit si important, qu’il ait des messages essentiels à faire passer. Mais cela représente en tout cas plus que des notes et des mots qui collent bien sur ces notes.

Puisque tu ne « fabriques » pas tes disques, peux-tu apprécier tous les titres de la même façon ?

Non, il y a des chansons que j’aime plus ou moins que d’autres. Par exemple, j’aime beaucoup “Tu comprendras quand tu seras plus jeune” : je trouve que c’est une chanson très « Berger » ; ce sont des chansons comme celle-là qui m’ont poussée au début à travailler avec lui. C’est une vraie chanson d’album.

Quelle est la vraie motivation qui te pousse à continuer ce métier ? Après une carrière comme la tienne, tu pourrais t’arrêter, te consacrer à ta famille ou à d’autres activités sans que cela ne surprenne quelqu’un …

Je ne pourrais pas m’arrêter aussi facilement : il va bien falloir parce que je ne veux pas être une « vieille » chanteuse et chanter pour les gens de mon âge. Ce qui m’intéresse, c’est de chanter pour les jeunes de 16-18 ans : c’est mon public, ce sont eux qui me passionnent. Je crois que, quelque part, je parle le même langage qu’eux et qu’à cinquante ans, cela ne collera plus. Peut-être que je ne m’en rendrai pas compte et je ne veux pas courir ce risque : je stopperai avant.

Pourquoi Michel et toi avez-vous appelé votre maison de disques « Apache » ?

Parce que « Caribou » était déjà pris ! … On aime ce mot, cela représente tellement de choses … à l’époque de « Casque d’or », dans le Paris de la première moitié de ce siècle, les bandes de voyous étaient surnommées les Apaches …

Pourquoi as-tu senti le besoin d’aller enregistrer aux États-Unis, alors que tu personnifies justement la vignette de LA chanteuse française ?

On a voulu changer, bouger… j’ai fait tous mes disques en France et j’ai voulu aller voir ailleurs, casser le rythme. Finalement, on s’enfonce vite dans une ambiance très confortable … le ronron. Ici, j’ai un studio que j’aime, un ingénieur du son que j’adore, mes musiciens … On se connaît par cœur, tout coule … Remarque qu’on avait déjà travaillé à Los Angeles : on a choisi le même studio et le même ingénieur du son que lors de l’enregistrement du disque que Michel avait fait pour les U.S.A., Dreams in stone. On a enregistré six titres là-bas. Je voulais un son différent, celui que l’on entend sur les disques américains, pur. La qualité française est vraiment différente. Mais ensuite, nous sommes revenus en France pour en mettre trois autres en boîte. On a fait appel à l’ingénieur du son américain qui est venu en France en compagnie d’un musicien spécialiste des synthétiseurs, Bill Cuomo. Finalement on ne voit pas la différence entre les morceaux américains et ceux Made in France.

Oui, mais l’équipe française était … américaine ?

Effectivement. Mais ils ont énormément aimé le studio français. On a fait les re-recordings ici, avec mes musiciens, Jannick Top à la basse, Kamil Rustam à la guitare. C’est très amusant de travailler comme ça ; cela semble beaucoup plus long. Il faut savoir ce que l’on veut ou l’on passe des journées entières à chercher ; il y a tellement de possibilités. Ce n’est pas très original, d’autres l’ont fait avant moi mais ça m’a beaucoup plu, c’était nouveau ! Auparavant, je rentrais en studio avec les musiciens, on mettait les micros en marche, c’était direct, sans surprises.

Tu t’intéresses vraiment à tout cela : tu ne laisses pas la technique dans les mains de Michel ?

Ah non ! J’adore tout ce que représente la partie « obscure » de mon travail, je pourrai me passer de paraître, mais pas du travail en studio, de la complicité avec les musiciens, j’adore ça. Quand j’arrêterai, c’est ce qui me manquera le plus.

Pourrais-tu facilement envisager de démarrer une carrière aux États-Unis ?

Quand nous étions à Los Angeles, nous avons travaillé à plein temps : c’était la raison de notre voyage. Je ne pourrai pas y vivre, c’est pour cela que je n’ai pas envie de sortir un disque là-bas : cela implique énormément de promotion, donc aller y résider.

Cela ne t’intéresserait pas au niveau de l’expérience pure ?

Maintenant, j’ai trop de choses importantes qui me retiennent ici. Tu sais, j’ai énormément voyagé : à 17-18 ans, j’ai fait le tour du monde en chantant dans toutes les langues : anglais, italien, japonais, espagnol. Je passais ma vie dans les pays étrangers. Depuis quelques années, j’ai freiné tout ça : en plus, je ne réussissais même plus ici ! Ça marchait très bien dans tous les pays, sauf en France ! Finalement, on aime bien rester chez soi et que ce soit là que ça marche le mieux.

Tu t’es donc découverte une formidable passion pour la scène, vingt ans après tes premières expériences ?

Oui, lors de mon spectacle au théâtre des Champs-Élysées, en 78. On m’a fait comprendre qu’il y avait une autre façon d’envisager la scène que le simple tour de chant. Au départ, nous avions deux idées. La première était de faire le spectacle avec Quincy Jones (le producteur de Michael Jackson). Malheureusement, à cette époque, Quincy était très malade. La seconde était de proposer un spectacle entièrement féminin, celle que nous avons donc réalisée.

Ensuite, ce fut le Palais des Sports ?

Oui, mais je n’étais pas encore très chaude : il m’a fallu quatre ans pour me décider. Quel choc ! J’ai adoré … le public m’a tout donné. Un moment exceptionnel.

Celui du Zénith va donc être plus fort encore que le précédent ?

C’est terrible de parler d’un spectacle ! Je veux que les deux heures soient pleines d’idées, de choses simples mais originales, qu’il n’y ait pas un temps mort. J’aime qu’un spectacle commence doucement, avec des chansons lentes, que tout le monde s’installe, se sente bien pour ensuite accélérer, petit à petit jusqu’aux chansons plus rock … alors, les gens se lèvent… L’idée du spectacle est l’incommunicabilité : le monde d’aujourd’hui, les machines, ce que les gens cherchent derrière, ce que je cherche derrière : l’évasion, l’amour…

Le sujet du disque …

Il l’a écouté !! Oui, c’est le disque : il y a toujours un rapprochement évident entre un disque qui sort juste avant un spectacle et le contenu de ce spectacle. La scène est une continuité.

N’est-ce pas la qualité des shows des personnes qui te sont proches qui t’a poussée à t’y consacrer ?

C’est vrai qu’il y a eu une évolution incroyable en quelques années. Le tour de chant traditionnel a quasiment disparu ; effectivement, le public devient plus exigeant et force les artistes à sortir de leur ronron. Je sors peu mais je vais voir les spectacles où il y a … du spectacle. J’adore les gens qui parlent ; si je dois dire un mot sur scène, cela devient ma hantise et je ne pense plus qu’à ça. Pour certains, cela tue leur trac et les met à l’aise. J’adore ça car c’est aussi une façon de décontracter le public. J’ai un trac infernal quand je vais voir quelqu’un que j’aime. C’est pourquoi, sur scène, on sait tout de suite si la salle est active et ça aide beaucoup.

Aimes-tu t’y prendre à l’avance ou attends-tu le dernier moment ?

Nous répétons une semaine par mois depuis Mai. Michel travaille toujours en catastrophe, au dernier moment. Quand l’échéance est là, tout se fait dans la bousculade et l’énervement ; j’aime que tout soit prêt avant. Cependant, il arrive un moment où l’on a tellement répété que l’on ne peut plus avancer ; c’est le public qui, ensuite, fait que les choses se transforment et s’améliorent.

Tu n’as pas encore fait de clip sur Débranche : la vidéo ne t’intéresse pas ?

Oui, je trouve ça vraiment passionnant, la chose la plus intéressante qui soit arrivée à la musique ces dernières années. En fait, je ne pense pas que, personnellement, cela me fasse vendre plus de disques. Je veux quand même en avoir une pour le « kick ». J’avais un projet avec Jean-Jacques Annaud car je voulais quelqu’un qui soit plus « cinéma » que clip. Il avait dit oui, avait amené une bonne idée mais ça ne s’est pas fait pour une question d’argent. Dommage. Finalement, c’est Jean-Pierre Berkmans, le Belge de « Dream factory » qui va le réaliser. Reste le problème de trouver le temps : le Zénith, c’est demain ! … J’ai tellement envie d’y être …

Qu’importe si, après vingt ans de star-system, de mélodies, de sourires forcés et d’interviews programmées, quelques-unes de ses réponses sont déjà calibrées avant les séries d’entrevues. Si, malgré ses dénégations, son soudain appel « écoutez-moi » trahit l’angoisse de l’interprète face à l’auteur-compositeur ; si son thème favori, l’incommunicabilité fait aujourd’hui figure d’épouvantail dans l’univers de la chanson … Rencard au Zénith à côté de la buvette. Alain Gardinier

Magazine : Chanson
Date : Août / Septembre 1984
Numéro : 11

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