Je m’épate moi-même ! (Presse)

Chevelure blonde sur un visage enfantin, à la limite de l’angélisme, silhouette menue : France Gall, à la fois si forte et si fragile, semble être restée l’adolescente qui chantait avec candeur, Annie aime les sucettes, la chanson coquine, remplie de doubles sens, composée par Serge Gainsbourg, et dont elle avoue qu’elle n’avait pas compris les paroles …

Pourtant, quel chemin parcouru depuis par la « groupie du pianiste ».

Dix-huit années de bonheur avec Michel Berger, son mari, son complice, son pygmalion, qui lui a donné deux enfants, Pauline et Raphaël. Puis, la tragédie : la disparition de Michel en 1992. Et le cancer du sein, un an plus tard.

« A sa mort, j’ai eu tellement mal qu’il me paraissait inévitable que quelque chose se casse à l’intérieur de moi. »

Effectivement, il n’est pas rare qu’après un traumatisme impensable, une personne développe, en réaction, une maladie grave : quand l’esprit ne peut trouver des solutions pour nous permettre de surmonter le choc, c’est le corps qui parle à notre place. France Gall analyse avec lucidité les causes du déclenchement de son cancer (à présent guéri). Sa psychothérapie, qui a duré un an, l’a aidée à élaborer, à symboliser, ces événements qui l’ont frappée de plein fouet. Mais, à la suivre, on saisit que ce qu’elle exprime est aussi le fruit d’un travail intérieur effectué sans divan, dans la solitude, dans l’intimité de son âme.

Cette femme ne cesse de se lancer des défis, des paris, qu’elle réussit et qui lui font dire : « Je m’épate moi-même. Et bien oui, c’est toujours étonnant quand on se découvre des possibilités inconnues … A vrai dire, ce que j’ai découvert, c’est que je pouvais faire des choses seule. Je n’avais jamais vécu seule de toute mon existence. » Jusqu’à la mort de Michel et l’apparition de la tumeur, «j’étais peut-être encore une petite fille ». Pourtant, elle refuse énergiquement de considérer la disparition de son compagnon comme un événement finalement « positif », pour son évolution personnelle. « La seule chose que je peux dire, c’est que cela m’a peut-être aidée à me trouver, à savoir qui je suis. Cela m’a donné une volonté de vivre que je ne m’explique d’ailleurs pas. » Lorsque la mort s’abat si près, on peut être tenté de se laisser ensevelir avec celui qui est parti. Mais, les pulsions de vie qu’abrite l’inconscient peuvent, à I’ in¬verse, nous réveiller d’une manière telle qu’elles nous forcent à résister, à dire non aux forces d’autodestruction. C’est, apparemment, ce qui s’est produit pour France Gall. D’autant plus que, trois ans avant de voir Michel s’en aller, elle avait déjà subi un deuil très cruel : le décès de son père. A ce moment-là, un déclic s’est opéré : elle a alors commencé à s’interroger sur l’après-vie, sur la spiritualité. « Je sais maintenant qu’il y a quelque chose au-delà de la mort. » Elle n’aime pas parler en public de ce cheminement intérieur, mais seulement avec des gens qui sont sincèrement concernés. Aujourd’hui, elle se demande même comment elle a pu rester si longtemps sans s’intéresser à tout cela. « L’âme, c’est tout de même plus important que le fameux “niveau de vie social” après lequel tout le monde court en s’agitant. »

Durant sa traversée de la souffrance, France Gall a refusé de s’anesthésier à coups d’anxiolytiques et d’antidépresseurs. Toutefois, en dépit de cette détermination, elle ne veut pas être qualifiée de « battante ». Sa position est plus éthique. « Ce qui m’importe, même dans la douleur, c’est la dignité. Je suis très choquée par tous ceux qui jouent sur l’émotion. Je ne suis pas du genre à tirer la larme aux gens. »

« L’adolescence et la quarantaine sont pour une femme deux périodes terribles. La première, je l’ai mal digérée. La seconde, j’ai sérieusement dégusté »

En fait, en perdant Michel Berger, elle aurait pu se perdre elle-même. Le couple était si fusionnel. Et cet homme représentait son principal point de repère. Avec lui, « j’étais nourrie par quelqu’un, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. J’étais la femme de Michel, l’amie idéale, la maîtresse de maison. Et moi, je me mettais de côté, je ne voulais pas me mettre en face de moi. » C’est dire à quel point le risque était grand qu’elle se laisse envahir par l’ombre du mort, son moi renonçant à lui-même, pour conserver pathologiquement le souvenir du disparu comme dans la psychose nommée par Freud, « mélancolie ». Cette maladie qui se caractérise par l’impossibilité d’élaborer un travail psychique, libérateur, pour surmonter le deuil, conduit l’individu à évoluer dans un univers irréel, entre la vie et la mort, le rêve et le cauchemar. Délire, hallucinations, culpabilité inestimable, du fait qu’on a été impuissant à empêcher l’autre de partir, la mélancolie est un mal dont on ne sort plus. Si France Gall a pu choisir la vie, c’est probablement que, depuis toujours, malgré son personnage d’ado dépendante, elle portait en elle, à son insu, suffisamment de potentialités d’auto affirmation qui, justement, se sont exprimées.

Sortie du tunnel, elle parle de « renaissance » : « Je ne suis plus du tout la même. Je suis davantage moi. Je suis plus heureuse parce que je comprends mieux le sens de la vie, parce que je me suis posé des questions auxquelles des livres m’ont, d’une certaine façon, répondu. Je m’aime bien, je trouve que je suis quelqu’un de bien. Je suis très riche et très forte des dix-huit années que j’ai passées avec Michel. » Elle ne prétend pas être héroïque, récuse l’image qu’on a voulu donner d’elle lors des années sombres : « Je n’aime pas qu’on me présente comme une femme dans le malheur. Je ne veux pas qu’on parle à ma place. » Avec Michel, d’entrée de jeu, l’histoire s’était nouée entre affectivité et musique. « Ses chansons, c’était tellement lui, que je ne pouvais pas faire au­trement que tomber amoureuse de lui. ».

Aucun nuage, pas une dispute, assure-t-elle, courtoisie et respect absolus. Pourtant, pour France Gall, l’entrée dans la quarantaine s’est accompagnée de pro­fondes remises en cause que Michel n’avait pas im­médiatement saisies : envie de chanter autre chose, de vivre différemment. « Je me suis rebellée. Mais, c’est bien, quelqu’un qui se rebelle. » Une révolte qui, toutefois, ne s’était pas inscrite sous le signe de la destruction, mais plutôt de la reconstruction. En effet, elle était allée se ressourcer au Sénégal, dans une maison sur une île presque déserte, accessible seulement en pirogue. Depuis, elle y retourne régu­lièrement. « Avec ce refuge au milieu de la mer, je me sens mieux. »

Les Africains l’ont adoptée immédiatement. Elle a pris en charge un petit Sénégalais, Babacar, dont le prénom est aussi le titre d’une de ses chansons.

Pour cette admiratrice de l ‘Abbé Pierre, le res­pect de l’humain n’est pas un vain mot, c’est une idée qu’elle met en acte. Elle s’est rendue au Cambodge, où elle a rencontré l’équipe de Mé­decins du Monde. Nan, une Cambodgienne qui s’occupait de ses enfants, n’avait pas revu ses propres parents depuis plus de vingt-cinq ans. « Nous avons pu les retrouver après des années de recherches, grâce à la Croix-Rouge et à un ami photographe. » Quand elle apprend qu’un SDF a été brûlé vif en pleine rue, elle est prise de nausées. « J’adore la vie et, en même temps, je la trouve épouvantable. Je suis bouleversée par la violence du monde. Quand on souffre de la souf­france des autres, on essaie de voir les choses de façon positive, ou bien on balance tout pour se vouer aux autres et on devient l ‘Abbé Pierre ou Mère Teresa. Ce n’est pas une chose que j’exclus, peut-être qu’un jour, je balancerai tout.» Une arrivée active au cœur de la qua­rantaine qui, pourtant, n’a pas éliminé les états d’âme : « Il y a deux périodes terribles dans la vie d’une femme : son ado­lescence et la quarantaine. Deux périodes de doutes, de peurs et d’angoisses. La première, je l’avais mal digérée sans m’en apercevoir. La seconde, je ne peux le cacher, j’ai sérieu­sement “dégusté” … Cela prend du temps. »

Pour France Gall, l’école s’est arrêtée à 15 ans. Trop tôt. Elle n’était pas prête pour la vie d’adulte. Selon elle, on l’a « faite femme » trop précocement, avant qu’elle ne le soit vraiment. Immédiatement, elle a connu un rythme de vie qui ne lui permettait pas de

respirer, elle ne décidait rien, elle était entièrement prise en charge. De quoi se trouver bloquée, inhibée, incapable d’exister par elle-même, de consolider sa propre subjectivité. Et puis, le grand malentendu : « On me traitait de perverse quand je chantais les chansons de Gainsbourg. » Quand elle ne rêvait que d’une adolescence normale … Aussi, longtemps, du haut de son nuage, elle s’est contentée de rêver d’une existence plus poétique, plus romantique et aussi plus « conforme » : un mari, des enfants. Cette situation aliénante l’a installée solidement dans une position de « femme enfant » qu’elle n’a jamais réel­lement quittée. Et dont, d’ailleurs, elle n’a absolu­ment pas honte. « Une femme enfant, c’est sérieux et pas sérieux. C’est un état naturel chez moi. Ce sont des envies de rires et de câlins. » Apprenant que Michel Berger l’avait épousée pour sa « force », elle a été effarée : elle ignorait posséder cette qualité …

En tout cas, quel contraste entre cette revendication d’un personnage de femme enfant et la mission qu’elle poursuit : maintenir vivante la mu­sique de Michel. « Quelques se­maines avant sa mort, il m’a légué à travers un testament, toute son œuvre. Je n’aurais jamais pu imaginer que cet hon­neur me reviendrait et, en même temps, c’est une grande tristesse. Quand on se retrouve seul, avec tout à assumer et avec un héritage aussi exception­nel, il faut trouver ses propres solutions, avec sa propre vision des choses. »

Pour l’heure, France Gall estime connaître une période faste, où les choses vraiment essentielles – ses enfants, sa vie, la musique – se portent à mer­veille. Violemment choqués par le décès de leur père, Pauline et Raphaël ont désormais retrouvé des préoccupations plus en harmonie avec leur âge. Sur­tout, elle est heureuse d’avoir su produire une conception nouvelle de l’univers musical de Michel – qui, précise-t-elle, n’est en rien une trahison. Concernant sa vie privée, elle sent un nouvel élan. « C’est important de savoir à nouveau qu’on est une femme dans le regard d’un homme. » Mais, pour l’instant, elle habite seule avec ses enfants. Elle tient à le dire car sa bonne mine et sa beauté retrouvée alimentent les rumeurs …

C’est vrai, actuellement, elle est particulièrement jolie et sereine, mais aussi depuis la disparition de Michel et son cancer du sein, elle a appris à vivre au jour le jour, à profiter de l’instant présent.

Elle se dit que dans sa traversée du malheur, elle a eu beaucoup de chance. La chance d’être entou­rée, aimée. « Tous ces gens, amis ou inconnus, qui ont pleuré et souffert avec moi m’ont beaucoup ap­portée. » Est-ce parce qu’elle est née sous le signe de la Balance que France Gall est si équilibrée ? En tout cas, elle en est sûre : après sa période sombre, c’est une période paradisiaque qui s’annonce.

Magazine : Psychologies
Par Isabelle Taubles
Date : Février 1997
Numéro : 150

Merci à Elisabeth.

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