Un retour pas comme les autres

« Quand viendra l’an 2000, on aura 4o ans. Si on vit pas maintenant, demain, il sera trop tard. »

Le début du troisième millénaire était resté un mur infranchissable dans la dramaturgie de Starmania. Et comme un tabou pesant sur la postérité de l’œuvre. Créé en 1979, repris en 1988, puis dans les années 1990, pour ne citer que les versions françaises, l’opéra rock de Michel Berger et Luc Plamondon demeurait invisible depuis la date fatidique que ses chansons avaient agitée comme un chiffon rouge. Le retour sur scène du spectacle, cet automne, à La Seine musicale de Boulogne-Billancourt, puis en tournée durant deux ans, suscite donc une immense curiosité. Comment présenter une histoire qui fut spontanément prophétique en son temps, mais qui arbore aujourd’hui une flagrante patine vintage ?

Sans préjuger de la qualité du résultat, c’est un spectacle luxueux qui s’annonce. Le budget s’élève à plus de 7 millions d’euros, alors que les chanteurs sont tous inconnus. « Pour ce nouveau Starmania, nous voulions les meilleurs créateurs, chacun dans son domaine », résume le producteur Thierry Suc, lui-même référence incontestable de sa profession. Une impressionnante combinaison de grands noms s’affaire en coulisses. Le metteur en scène Thomas Jolly, étoile montante du théâtre public, a été choisi le premier (bien avant qu’il soit nommé directeur artistique des jeux Olympiques de 2024), suivi du prestigieux chorégraphe flamand Sidi Larbi Cherkaoui. Plus tard sont arrivés Victor Le Masne, l’un des gourous de studio les plus cotés de la pop française (un fidèle de Juliette Armanet), à la direction musicale et Nicolas Ghesquière, l’influent styliste de Louis Vuitton, pour la création des costumes. Même la communication visuelle a été confiée à des orfèvres, les designers M/M (Michaël Amzalag et Mathias Augustyniak), réputés, entre autres, pour leur collaboration avec Björk. Et les photographies des affiches sont griffées par le légendaire Jean-Baptiste Mondino …

Les entreprises comme celle-là s’enracinent dans une histoire personnelle et affective. L’homme derrière Starmania 2022 s’appelle Raphaël Hamburger. Il est le seul survivant de la famille formée par Michel Berger (1947-1992) et France Gall (1947-2018) – sa sœur aînée est morte d’une mucoviscidose en 1997, à 19 ans. Musicien, propriétaire de studios, l’héritier de 41 ans assume passionnément son rôle de gardien du temple, mais dans l’ombre – il refuse de parler à la presse. Alors que l’aura de ses parents et l’influence de leur musique n’ont cessé de grandir, Raphaël Hamburger concrétise, en fait, un projet de sa mère. Le producteur Thierry Suc se souvient : « Lorsque nous avons travaillé avec France Gall sur sa comédie musicale Résiste, en 2015, elle avait déjà le désir de voir rejouer Starmania. Raphaël, devenu à son tour l’ayant droit de Michel Berger, a repris le flambeau. » Et il a choisi de revenir aux sources, aux partitions et aux pistes originales, comme un archéologue. « Pendant des mois, raconte le directeur musical Victor Le Masne, j’ai fait plancher et répéter les musiciens à partir des voix nues du Starmania historique, méticuleusement isolées en studio par Raphaël Hamburger : Daniel Balavoine, France Gall, Diane Dufresne ou Fabienne Thibeault. »

Le metteur en scène Thomas Jolly a lui aussi œuvré à cette recherche d’ADN avec le livret : « Mon souhait était de rebâtir la narration, avec Luc Plamondon, par-delà l’autonomie que les chansons ont acquise en quarante ans de succès. Dans les versions postérieures à celle de 1979, des morceaux et même des personnages ont disparu. Certains refrains sont passés d’un protagoniste à l’autre … Je me suis emparé de Starmania comme je l’avais fait avec les pièces de Shakespeare, en misant sur la force de la dramaturgie. » Témoin, le personnage appelé à l’origine le Gourou Marabout, écologiste fanatique et adversaire politique du leader néofasciste. Disparu depuis la création du spectacle, il fera son retour dans la nouvelle version. L’éco-anxiété s’ajoutera ainsi aux sujets dont l’opéra rock avait brillamment anticipé la montée en puissance dans son portrait de l’Occident : la quête effrénée de célébrité, l’ascension des partis d’extrême droite, la fracture sociale, la perte de sens induite par le capitalisme, la revendication d’une différence en matière de sexualité comme de genre.

Pour que le spectacle sillonne la France et le monde – la production rêve d’un million de spectateurs -, les interprètes chanteront en alternance : il s’agit de faire valoir les personnages d’abord. Ces chanteurs que Starmania 2022 va révéler sont des « athlètes de la voix », prévient Thomas Jolly. Ils ont été choisis pour ce don-là. Au metteur en scène d’en faire aussi des acteurs. Ils danseront également. « La chorégraphie peut et doit être narrative », affirme Sidi Larbi Cherkaoui, retenu pour sa capacité à faire « fictionner » les corps. Il compare Starmania à une tragédie grecque, eu égard à la noirceur des destins racontés et à la profondeur des questionnements qui hantent les personnages. Et s’il a travaillé gestes et postures avec les chanteurs, il réserve aux danseurs professionnels la mission de former le chœur antique.

Reste le défi de l’articulation des époques. Le monde du premier Starmania avait un pied dans les années 1970 finissantes (on s’y envoyait des télégrammes), un autre dans un avenir lointain – on y partait en voyage de noces sur Mars. Thomas Jolly admet avoir beaucoup réfléchi autour de cette équation : il rejette notamment l’idée du « rétrofuturisme » et l’imagerie qui lui est associée. Il ambitionne un spectacle à la fois intemporel et contemporain, à même de frapper les jeunes spectateurs qui découvriront l’histoire et les personnages. « C’est un Starmania naviguant entre aujourd’hui et demain. Faute d’une meilleure expression, je parlerais d’un onirisme du futur. »

Et Starmania arriva en ville

C’était le rêve de Michel Berger. Il l’a réalisé avec le parolier Luc Plamondon. Tous deux ont écrit l’un des premiers opéras rock en français. Une machine à tubes devenue mythique, non sans difficultés.

« Quand je l’ai rencontré, en 1975, il me vouvoyait, je le tutoyais, se souvient Luc Plamondon, 80 printemps, alors qu’on l’interroge sur son binôme avec Michel Berger. Il estimait qu’il écrivait des chansonnettes, disait ne plus vouloir travailler pour des chanteuses mais bâtir une œuvre. »

Objectif atteint par le biais de cet attelage inattendu : celui d’un auteur-compositeur-interprète français à succès et d’un parolier québécois, tous deux dotés d’une muse médiatique – France Gall pour le premier, Diane Dufresne pour le second. Berger rêve alors d’adapter l’histoire de Patty Hearst, l’héritière d’un empire de la presse kidnappée par un groupe d’extrême gauche armé. Or Plamondon refuse l’idée de raconter une histoire américaine en français.

Pas question non plus de donner dans la comédie musicale : c’est d’un « opéra rock » qu’il s’agit, « non au sens de rock’n’roll mais de musique rythmée », précise Bernard Jeannot-Guérin, enseignant-chercheur à l’université d’Angers, docteur en arts du spectacle et organisateur en 2021 d’un colloque consacré à Starmania.

« Pour Michel Berger, ce genre devait explorer les thématiques de la jeunesse et du mal de vivre. Ses inspirations se situaient en Angleterre ou aux États-Unis, du côté de Tommy des Who, des spectacles Hair ou Jesus Christ Superstar. Mais lui a voulu utiliser tous les genres musicaux : blues, ballade, pop, et même classique – les accords du Monde est stone sont les mêmes que ceux du Canon de Pachelbel. » Marqué par les actions de la bande à Baader ou la guerre des gangs à Soho, comme par la multiplication des chaînes de télé dans les années 1970 et le « quart d’heure de célébrité » de chacun prophétisé par Andy Warhol, Luc Plamondon ancre, lui, pleinement l’œuvre dans l’actualité de son temps.

« Il ne faut pas oublier que Plamondon a fait le petit séminaire, qu’il a une culture à la fois ultra classique et hors des codes, note notre spécialiste universitaire de Starmania – qui, en tant qu’artiste amateur, a lui-même mis en scène l’œuvre par trois fois. Le personnage du dictateur Zéro Janvier est inspiré du Citizen Kane d’Orson Welles, la ville de Monopolis évoque Metropolis, de Fritz Lang, la star déchue Stella Spotlight rappelle l’ancienne vedette hollywoodienne incarnée par Gloria Swanson dans Sunset Boulevard, le film de Billy Wilder. Tandis que le couple Johnny Rockfort-Cristal fait écho à des personnages de Marvel, la superhéroïne Crystal et son amoureux Johnny Storm, alias la Torche humaine. »

Pendant deux ans, le duo Berger-Plamondon planche sur ce récit choral désespéré et entièrement chanté, dont les héros sont en quête éperdue de lumière, au mépris – pour certains – de toute humanité. Avant de le porter sur scène, il faut sortir un disque pour le faire connaître. Luc Plamondon tient à un casting mi-français, mi-québécois.

« Une chose est cependant entendue entre lui et Michel Berger : leurs interprètes fétiches, à savoir Diane Dufresne et France Gall, ne seront pas du nombre », précise François Alquier dans son ouvrage L’aventure Starmania (éd. Hors Collection). Et ce pour éviter que la célébrité des chanteuses éclipse le propos de l’œuvre. Le rôle de Marie-Jeanne la « serveuse automate » est confié à la jeune Fabienne Thibeault, repérée quelques années plus tôt par Plamondon. D’autres quasi-inconnus sont recrutés, dont Daniel Balavoine pour le rôle du rebelle Johnny Rockfort. Et finalement, pour rendre le projet commercialement plus viable, quelques vedettes vont revenir au casting, dont … Diane Dufresne et France Gall.

Les auteurs s’arrachent parfois les cheveux : ainsi, la chanson Les Uns contre les autres, que Michel Berger avait sauvée de la poubelle de Luc Plamondon, ne trouve pas preneur. « Comme elle aurait pu aller à tous les personnages, on a d’abord pensé la donner à Diane, raconte Plamondon. Mais elle m’a appelé en disant: « Diane Dufresne ne chante pas les slows ». On l’a ensuite proposée à France Gall, qui voulait un air de plus. Sauf qu’elle a refusé cette « chansonnette ». Et puis Fabienne Thibeault s’est proposée … »

Les ventes de l’album, sorti en 1978, sont d’abord modestes. Or, pour le producteur Bernard de Bosson, qui finance l’onéreuse opération, elles conditionnent la tenue du spectacle. Le 11 décembre 1978, une grande partie de la troupe est invitée pour une heure d’émission télévisée, avec l’orchestre symphonique d’Antenne 2. Là, enfin, la mayonnaise prend.

Mis en scène par l’Américain Tom O’Horgan, Starmania fait l’événement dès son lancement, le 10 avril 1979. En coulisses, des tensions naissent entre les équipes française et québécoise, et entre les Américains et le reste du monde. « Je savais que je participais à un spectacle important, livrait Diane Dufresne à Télérama en 2014. Mais l’ambiance était lourde; les costumes, affreux : du burlesque raté. Et puis c’était un peu la bataille des ego. » Le show est un succès, mais ne tient l’affiche pour trente-trois représentations seulement. Car les agendas des artistes sont surchargés et les décors, intransportables. Starmania laisse dans la mémoire collective des chansons aux textes aussi marquants que leurs mélodies.

« L’écriture des morceaux concourt à l’intemporalité de l’œuvre, assure le spécialiste Bernard Jeannot-Guérin. Les Uns contre les autres est une succession de pronoms et d’infinitifs auxquels tout le monde peut s’identifier; la jeunesse dans son ensemble peut endosser le “on” de Quand on arrive en ville; chacun peut se reconnaître dans le refrain de Besoin d’amour … » Et ainsi continuer, au fil des décennies, de se projeter dans cet opéra rock « tubesque » et crépusculaire.

Magazine : Télérama
Par Louis Guichard et Laurence Le Saux
du 29 octobre au 4 novembre 2022
Numéro : 3798

Merci à Elisabeth.

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